samedi 21 octobre 2023

36 Les fusils de Bolivie

                                Les fusils de Bolivie

     C’était la fin des années quatre-vingt-dix. J’étais en Bolivie, tout près du petit village d’Isinuta, à quelques deux ou trois cents kilomètres de Santa Cruz. L’accès au village se faisait par une vieille route pavée relativement bonne, datant probablement des Incas. Le village était la fin de la route, plus loin s’étendait la forêt Amazonienne à peine peuplée par une poignée d’Indiens vivotant de pêche, de chasse et de quelques maigres cultures de yucca, de maïs et bien sûr, de la feuille de Coca.
     Nous avions installé notre camp à proximité du village, qui offrait aux plus aventureux d’entre nous quelques bars sordides et quelques dames de la nuit aux allures plus que douteuses. Le camp était construit entre le village et une rivière imprévisible, puisqu’elle pouvait être presque à sec un jour, et se transformer en torrent le lendemain, pour ensuite devenir navigable pour quelques jours, et se transformer subitement en un filet d’eau minable.
     Le camp était en lui-même assez classique : dans un coin, un vieil hangar métallique servait de garage et d’entrepot mécanique, dans un autre, une demi-douzaine de vieux containers avaient été transformés et servaient de bureaux. Deux ou trois bâtiments de bois abritaient les cuisines, réfectoires, toilettes et douches. Au centre une petite place servait de point de ralliement, et coincée entre le camp et la rivière, une zone offrant une approche dégagée servait de piste d’atterrissage à nos hélicoptères.
     Là-bas, à la lisière de la forêt, étaient installés nos deux générateurs, tournant vingt-quatre heures sur vingt-quatre et éclairant constamment le camp. D’immenses tentes de toile abritaient le personnel de passage qui passait une ou deux nuits au camp, avant de partir par hélico ou pirogues vers leur lieu de travail en forêt. Le personnel de permanence au camp, dont je faisais partie, était logé dans des tentes individuelles, sorte de cube de toile de deux mètres cinquante sur deux mètres cinquante, meublés d’un lit et d’une petite armoire, somme toute assez confortables. 
     De ce camp, nous contrôlions et organisions les multiples opérations d’une équipe sismique importante, puisque le contrat devait durer près d’un an. Chaque jour, aux premières lueurs de l’aube, nos hélicoptères s’envolaient afin d’aller ravitailler la quarantaine d’équipes qui travaillaient en forêt. Parfois, lorsque le temps le permettait, nous utilisions aussi la rivière et une flottille de pirogues.
     La région, bien qu'apparemment très calme, était relativement dangereuse, puisque qu’elle était un repaire de trafiquants de drogue de plus ou moins grande envergure. Les petits paysans locaux faisaient depuis toujours pour leurs besoins personnels, la culture de la feuille de coca, qu’ils mâchonnent à longueur de journée pour combattre la faim et la fatigue. Cependant, depuis plusieurs années des trafiquants avaient débarqué dans cette partie du pays et rachetaient à très bon prix les feuilles de coca à demi transformées, qui étaient ensuite expédiées vers des laboratoires, où elles devenaient cocaïne pure et autres saloperies du même genre, avant d’être expédiées vers les grandes villes américaines, ou elles se vendaient à prix d’or.
     Afin d’essayer de réduire cette culture et ce commerce, suite à un accord avec le gouvernement bolivien, les États-Unis avaient déclaré une guerre ouverte à ces trafiquants, et avaient même envoyé dans la région une petite armée de marines sous les ordres du ‘’trop connu’’ Lieutenant "Smith”
     Le lieutenant "Smith", si l’on en croyait les histoires qu’il avait lui-même soigneusement répandues à travers la région, était une sorte de fanatique, travaillant pour le FBI, vouant aux trafiquants de drogue une haine sans limites, il s'était juré de ne pas connaitre de repos avant d'avoir nettoyé la région.
     Il semblait disposer de moyens illimités, une centaine de marines a ses ordres, une paire d'hélicoptères toujours prêts à décoller, des réserves de carburant inépuisables, ainsi que des cartouches en nombre incalculable. Son autorité était incontestée, il était partout à la fois, contrôlant, vérifiant, attaquant, jetant en prison une multitude de gens coupables d'avoir été au mauvais endroit au mauvais moment. La plupart bien sûr, étaient libéré très rapidement, mais cela ne semblait pas réduire l’enthousiasme de notre lieutenant. Surnommé dans la région "le cow-boy " il remuait beaucoup d'air pour un résultat plutôt médiocre et donc en bref "emmerdait tout le monde"
     Dès notre arrivée dans la zone, il s’était présenté avec arrogance. Il nous avait informés de sa présence et du travail qu’il accomplissait dans la région. Nous demandant et exigeant toute notre coopération, tout en nous faisant comprendre qu’il garderait un œil sur nos activités et le mouvement de nos hélicos, avant de s’éloigner de sa démarche rigide, sans se rendre compte qu’il venait de se créer quelques ennemis de plus.
     Bien qu’étant tous, plus ou moins antidrogue, son attitude nous donnait déjà envie de ne pas coopérer avec lui. De fermer les yeux, préférant encore ne pas dénoncer le trafiquant qui aurait pu croiser notre route, plutôt que d'aider un abruti pareil. 
     Je pense d’ailleurs, qu’il était le seul a ne pas voir les trafiquants qui opéraient sous son nez. Lors de mes nombreuses marches en forêt, afin de rendre visite à mes équipes de forage, je trouvais très fréquemment des champs entiers d’arbustes de Coca, que je contournais respectueusement, afin de ne pas m'attirer la colère des propriétaires. Je découvrais aussi des clairières où, sur des plateformes improvisées, les feuilles étaient mises à sécher. À plusieurs reprises, dans la forêt, j’étais tombé par hasard sur des sites clandestins, où s’effectuaient les premières transformations de la feuille. Là, à l’abri des regards indiscrets, les feuilles étaient mises à tremper dans des sortes de bacs, faits de toiles plastifiées, soutenues par des piquets de bois. Puis les feuilles étaient piétinées, malaxées et transformées en une sorte de pâte facile à transporter, avant de disparaître par porteur à travers la forêt.
     Il est évident que ni moi, ni aucun des employés qui travaillaient avec moi, ne signalions à qui que ce soit, ce que nous découvrions au fil de nos journées de travail. Je reste convaincu, que la police locale était au courant de tout ce qui se passait, et connaissait l’existence de tous les champs de Coca, clairière de séchage, et autres zones de transformation. Nous étions dans une région de pauvreté extrême, où la culture d’un quelconque légume était absurde, dut à l’absolue impossibilité d’expédier les récoltes vers un marché, par manque de route ou de moyen de transport. Ainsi tout naturellement, la population paysanne s’était orientée vers la culture de la feuille de coca qui poussait très bien, et que l’on pouvait vendre facilement, et qui donc permettait a chacun de nourrir sa famille. Toute la région vivait dans une atmosphère fragile et instable, de trafics à la fois connus, tolérés et interdits, ou s’affrontaient sans cesse les trafiquants, les forces de l’ordre et les marines du lieutenant “ Smith “. Les étrangers que nous étions, essayant simplement, de faire leur travail, en se faisant oublier et en espérant ne pas servir de cible aux uns ou aux autres.
     Bref, sans vouloir dire que nous risquions notre vie à chaque croisement de routes, il était tout de même nécessaire de faire attention, de ne pas trop parler, et de ne pas trop nous écarter des chemins connus. C’est pourquoi nous vivions tous un petit peu sous pression, en essayant de ne pas voir certaines choses, et de ne pas entendre le passage des hélicoptères du lieutenant “Smith” 
     Et tout cela nous emmena bien sûr à la fameuse nuit du 5 août, il peut paraître étrange que je me souvienne de la date, alors que j'ai oublié l'année, mais les choses étant ce qu'elles sont, cette date reste gravée dans ma mémoire pour la vie. Cette nuit-là, je m'étais couché, comme d'habitude, et dormais du sommeil du juste dans ma tente, lorsque je fus réveillé en sursaut par une pétarade infernale.
     La fusillade avait éclaté, pas très loin, je ne savais pas exactement où, mais je savais que le danger était proche. Venu de quelque part, loin dans mon subconscient, le déclic s'était fait. Ma réaction avait été immédiate, j'étais sorti du lit et je m'étais jeté sur le sol, nu comme un vers, à plat ventre sur le tapis de la tente, le nez dans la toile et respirant la poussière.
     Il y a quelques minutes seulement, je dormais comme un bébé et maintenant, j’étais là, cramponnant le tapis, une pensée traversa mon esprit, et à la vitesse de la lumière je repartis quelques vingt-cinq ans en arrière, lorsque j’avais vingt ans, et que je faisais mon service militaire, sous les ordres du sergent Bevillacua. Et là, aussi clair qu'il y a vingt-cinq ans, je le revis, petit, grassouillet, presque bedonnant, dans son uniforme impeccable, et marchant comme à la parade et répétant cette phrase qui semblait être toute la base de sa vie.
     “ Lorsque ça commence à tirailler, à péter, à canarder, à faire du bruit, quand tu ne sais pas ce qu’il se passe, alors, tu ne penses pas, tu ne réfléchis pas, tu ne cherches pas à savoir quoi que ce soit, tu ne regardes pas, tu n'écoutes pas, tu plonges et tu t'enfonces dans le sol "
     Le sergent Bevillacua, si l'on en croyait les histoires qui trainaient sur la base, s’était engagé dans l’armée a 17 ou 18 ans, afin de pouvoir partir, a la fin des années cinquante, sur le sol algérien pour profiter des derniers combats, dans cette guerre d'indépendance qui refusait de finir.
     Il avait donc eu l'honneur et la gloire, de participer aux derniers mois de cette guerre, il y avait conquis quelques médailles et le grade de sergent. À la fin de la guerre, suite à une série de transferts et de mutations, il se retrouvait en charge de l'entraînement des nouvelles recrues, faisant leur service militaire. C'est là que nos chemins s'étaient croisés, il y a longtemps, bien longtemps.
     Dès notre première rencontre avec le “Sergent“ nous avions eu droit à son speech d’introduction, il s’était présenté, il nous avait raconté sa vie et ses exploits, et nous avait expliqué comment il allait nous préparer à la prochaine guerre, et faire de nous les soldats de demain. Il était bien sûr inutile, de lui rappeler, que nous étions à l’époque en paix avec le monde entier, qu’il n’y avait pas de combat prévus pour le moment, son boulot était de nous entrainer à faire la guerre, a combattre, a gagner et a survivre a  tout danger et il allait nous entrainer de gré ou de force.
     Durant les semaines qui suivirent, il nous prit en main et s’occupa vraiment de nous, dans le but de faire de nous les guerriers du futur. Debout aux premières lueurs de l’aube, il nous entraînait au pas de gym à travers les dunes et les pins, ensuite après un rapide petit déjeuner, nous avions droit à une série de manœuvres militaires, de marche au pas et de défilés. Puis c'était l'entraînement au tir, l'entretien et la connaissance des armes, le montage et le démontage du fusil, sans oublié bien sur le close-combat, comment tuer à mains nues et au couteau, ou encore le parcours du combattant. En bref tout ce qui devait faire de nous les parfaits petits soldats, prêts à partir mourir pour la patrie au premier coup de trompette.  
     Je dois dire que malgré sa petite taille, son allure un peu bedonnante, et son uniforme de parade, il avait une résistance physique impressionnante, et une capacité d'action incroyable. Il affrontait sans hésitation et de n'importe quelle manière, les plus grands et les plus costauds de la section et gagnait les bagarres avec une facilité déconcertante. Ces périodes d'entraînements physiques intenses, étaient bien sûr entrecoupées par de longues conversations, plus ou moins éducatives, ou il nous parlait de ses combats et de ses exploits. Lorsqu’il démarrait sur ce sujet, il devenait absolument intarissable, et il était absolument impossible de l’arrêter. Il se lançait dans son speech favori.
     " La plupart des soldats peu entraînés, lorsqu’ils entendent des coups de feu ou des explosions, ont tendance a écouter, a regarder, a chercher a savoir ce qui se passe, afin de prendre une décision en fonction de la situation. C’est là, la plus grosse erreur qu’ils puissent faire, car pendant qu’ils sont la tendus et cherchant a savoir, ils restent frigorifiés, et deviennent donc une cible parfaite pour l’attaquant. Mais tout combattant expérimenté, tel que vous le serez bientôt si vous suivez les conseils de papa Bellivacua, réagissent autrement et ont une chance de survie. »
     “ Lorsque ça commence à tirailler, à péter, à canarder, à faire du bruit, quand tu ne sais pas ce qui se passe, alors tu ne penses pas, tu ne réfléchis pas, tu ne cherches pas à savoir quoi que ce soit, tu ne regardes pas, tu n'écoutes pas, tu plonges et tu t'enfonces dans le sol "
     Cette petite phrase était devenue la clef de l’entraînement du sergent. Il nous la répétait sans cesse, car il voulait qu’elle devienne part de notre conscient, et de notre subconscient. Il voulait qu’au bruit d’une fusillade notre réaction soit immédiate, instinctive, et incontrôlée, puis d’un seul coup il se levait, il sortait son pistolet, tirait deux ou trois fois en l’air, et il exigeait qu’immédiatement toute la section se jette sur le sol, le nez dans la poussière ou sur le béton. Ensuite il paradait au milieu de nous, enfonçant d’un coup de botte au milieu des omoplates celui qui n’était pas enfoncé suffisamment dans le sol
     “ Je vous le répéterais jusqu'à ce que vous soyez fatigué de m’entendre, jusqu'à ce que vous en deveniez malade, jusqu'à ce que ceci devienne part de vous, de votre cerveau, de votre manière de vivre. Vous l’apprendrez, même si vous devez en crever.”
     Et là, nous avions droit une fois de plus à la phrase magique de Bevillacuas
     Puis il continuait à parader, à parler, à raconter et à expliquer comment une réaction rapide peut sauver une vie ou même plusieurs, car la réaction instantanée d’un soldat entraîne souvent celle des autres.
     “ Et la, quand tu es sur le sol, plus ou moins en sécurité, et plus ou moins à l’abri des coups durs, alors calmement, tu écoutes, tu respires, tu cherches à savoir, à découvrir ce qui se passe, tu ne relèves la tête pour voir, que lorsque tu sais d'où vient le danger puis lorsque tu es sur de toi, alors tu te relèves et tu agis “
     En toute objectivité, il faut reconnaître que la chose n’était pas idiote du point de vue d’un soldat, mais il ne faut pas oublier que je faisais mon service militaire, et que je n’avais pas du tout l’intention d’aller faire la guerre. Et donc les conseils guerriers de Bevillacua ne me passionnaient pas vraiment, mais de grés ou de force, il s’était juré de nous inculper sa “ manière de survivre“ et comme tous mes camarades après deux mois de ce traitement, après deux mois a écouté ses discours, a l’entendre répéter cette même phrase, a le voir sortir son revolver et tirer en l’air en exigeant que tout le monde plonge sur le sol au son des coups de feu, ma réaction était immédiate et je me jetais a plat ventre, quel que soit le terrain. Je regrette de l’avouer, mais le sergent Bevillacua avait gagné son pari, et avait réussi à faire de moi, et de tous mes camarades, des soldats capables de réagir comme il le voulait au son des coups de feu et au milieu des coups durs. La chose faisait maintenant partie de mon subconscient et cette petite phrase devait rester avec moi pour de nombreuses années.  
     La chose faisait même tellement partit de mon subconscient, que durant de nombreuses années, longtemps après la fin de mon service militaire, j’avais toujours eu tendance à me jeter au sol au son d’un coup de fusil ou d’un pétard. Et là, vingt-cinq ans plus tard, le vieux réflexe avait fonctionné une fois de plus. Lorsqu’avait éclaté la fusillade, je m’étais réveillé en sursaut et ma réaction avait était immédiate, je m’étais jeté sur le sol à plat ventre, essayant de m’enfoncer dans le sol.    
     La voix du sergent était aussi claire qu’il y a vingt-cinq ans
     “ Et là, quand tu es sur le sol, plus ou moins en sécurité et plus ou moins à l’abri des coups durs, alors calmement, tu écoutes, tu respires, tu cherches à savoir, à découvrir ce qui se passe, tu ne relèves la tête que lorsque tu sais d'où vient le danger puis lorsque tu es sur de toi alors tu te relèves et tu agis “. Voilà, c’était facile, je n’avais plus qu’à suivre ses conseils et faire ce qu’il m’avait appris          
     J’étais maintenant complètement réveillé, j'essayais de comprendre, de me rappeler où j’étais, de rassembler mes pensées, de savoir ce qui se passait  
     Au loin, j’entendais toujours les générateurs et l’intérieur de la tente était à demi éclairé par la lumière d’un projecteur filtrant à travers la toile. J’essayais de voir quelque chose, j’écoutais avec attention, essayant de découvrir un indice qui m’aiderait à comprendre. Après une petite période de calme, la fusillade repartit de plus belle, cette fois elle ne m’avait pas pris par surprise, et je l’avais entendue distinctement. Je n’avais aucun doute, il s’agissait d’une arme automatique tirant en rafale et non pas une multitude d’armes tirant ensemble. Le bruit venait de ma gauche, quelque part vers le point de ralliement, vers la piste des hélicos près de la rivière.
     Apparemment tout au moins, je ne risquais pas grand-chose pour le moment, les balles ne semblaient pas venir dans ma direction et ne me sifflaient pas aux oreilles. Le danger ne semblait pas être immédiat, et les coups de feu n’étaient définitivement pas dirigés vers moi. Je me sentais ridicule, nu comme un vers, et couché sur le sol. Je tendis le bras afin de récupérer mes vêtements, et toujours étalé sur le sol je m’habillais. Ensuite, lentement, avec mille précautions, je me relevais et j’ouvris la tente. J’observais la nuit et je sortis prudemment.
     Une nouvelle fois la fusillade éclata sur ma gauche. Une fois de plus le vieux réflexe s’empara de moi, et je me jetais instinctivement sur le sol, cette fois j'atterris dans une petite flaque d'eau, je jurais en silence maudissant cette nuit d’enfer. Cette fois le bruit n’était pas aussi précis et ressemblait à une multitude d’armes de différents calibres, mais la direction était toujours la même : il n’y avait aucun doute, le bruit venait de la rivière. Qu’est-ce qui pouvait bien se passer là-bas. Je m’imaginais mille possibilités, mais bien sûr la première, et la plus probable, était une action du lieutenant  “Smith “.
     Suite à de nombreuses pluies en amont, la rivière était de nouveau navigable, et il était possible que "les trafiquants" aient essayé de profiter du fait que la rivière était en eau, pour expédier quelques kilos de Coca. Si le lieutenant “Smith“ avait entendu parler de la chose, il était fort probable qu’il était là-bas intervenant, avec sa diplomatie habituelle.
     Oui, c’était sûrement ça, ces deux groupes d’abrutis allaient se canarder pour un moment. Il y aurait quelques menus blessés, puis les trafiquants disparaîtraient dans la forêt abandonnant sur le terrain un peu de pâte à coca, que le lieutenant saisirait pour son rapport et sa gloire, et ce serait la fin de l’histoire. A priori, la bagarre allait se concentrer sur le bord de la rivière, et les risques étaient donc pratiquement inexistants pour moi. Je me relevais et je me secouais comme un chien mouillé. Je n'étais pas trop trempé, j’essayais de m’orienter et lentement, avec milles précautions, profitant de la moindre protection, je me dirigeai vers le point de ralliement et la zone hélico, que j’apercevais a quelques cinquante mètres, et où j’étais à peu près sûr de retrouver quelqu’un.
     La fusillade avait cessé. Au loin j’entendais un brouhaha de voix. J’essayais de comprendre quelques paroles, mais la chose était impossible. Le projecteur qui éclairait normalement le point de ralliement avait était éteint. Au loin, vers l’est, les premières lueurs de l’aube donnaient à la scène une lueur blafarde, dans laquelle il me semblait voir une multitude de mouvements. J’étais maintenant tout près de la placette, écoutant, regardant, essayant d'attraper une information,, qui m'aiderait à comprendre ce qui se passait, et la, d’un seul coup, sans prévenir, devant moi, la nuit explosa de lumière et de bruit. J'étais complètement aveuglé, la petite place était illuminée comme une nuit de Quatorze Juillet par un feu d’artifice gigantesque, et la pétarade était absolument infernale. Je restai pendant quelques secondes abasourdi et stupide, croyant à la fin du monde .... une voix hurla "Viva Bolivia", le cri fut repris à plusieurs reprises par d’autres voix, encore et encore, la nuit devenait de plus en plus folle. Subitement, je réalisais que nous étions le matin du six août, le jour de la fête nationale en Bolivie, le jour de la célébration de l’indépendance et de la libération du joug espagnol. Et tout simplement, la pétarade que j’entendais depuis une heure n’avait rien à voir avec le lieutenant “Smith “ et les trafiquants de drogue, n’avait rien à voir avec des tirs d’armes automatiques ou autres. C’était tout simplement l’idée d’un nationaliste, en mal de patriotisme, désirant saluer le lever du jour et la fête nationale avec éclat, et qui nous avait organisé un feu d'artifice d'enfer.
    Les lumières et le bruit du feu d’artifice s’arrêtèrent, quelqu’un ralluma le projecteur. La presque totalité de l’équipe était rassemblée rigolant et profitant du spectacle. Malgré l’heure matinale, une bouteille de rhum passait de main en main et de bouche en bouche. Un de mes mécaniciens aperçut mon ombre près du bâtiment de bois, et ne se doutant de rien, s’imaginant, que comme tout le monde, j’étais venu assister au spectacle il me fit un signe amical en m’offrant la bouteille. Je refusais d’un signe de la main, et je me retournais comme si la chose était la plus naturelle du monde, remerciant le ciel que nul n’ait remarqué mes plongeons successifs sur le sol et ma manière de me glisser le long des bâtiments, recherchant une protection évidemment inutile. Je m’éloignai vers les toilettes pour mes ablutions matinales, maudissant à voix basse et en bloc, tous les Sergents Bellivacua, tous les lieutenants “Smith“, tous les révolutionnaires, tous les indépendantistes, tous les patriotes, tous les nationalistes et tous les bringueurs de la planète. 

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