vendredi 21 juin 2024

28 Le petit garcon qui cherchait du travail

               Le petit garçon qui cherchait du travail

     Tout ceci aurait très bien pu se passait dans les années soixante-dix, quatre-vingt-dix ou même deux mille dix et cela n'aurait pas changé grand-chose a l'affaire. Pourtant je me souviens très bien de l'année exacte et même du mois, c'était en juin 1993, c'était au camp de base “ La Auca “ dans la jungle équatorienne, sur la rivière Napo, pas très loin de la petite ville de Coca.
     Que dire de Coca, pas grand-chose, ce gros village qui se développa trop vite, lorsque fut découvert dans la région quelques gisements de pétrole, étale maintenant ses rues boueuses autour d’un centre-ville qui ne sait plus comment s’adapter a sa nouvelle fonction, de capitale locale de l’or noir. 
     En 1993 la boite marchait tres bien et nous avions des équipes dans le monde entier. Le début de l’année m’avait vu travaillant aux Mexique, l’activité s’étant beaucoup réduite aux dans le pays, la compagnie m’avait transféré sous le soleil de l’Équateur ou je devais remplacer un de mes camarades partant pour de deux mois en récupération et vacances. Donc, en ce mois de juin 1993, j’essayais de m’adapter à cette nouvelle vie dans la jungle amazonienne.
     Le camp de base “ La Auca “, ainsi nommé si je me souviens bien, du nom d’une tribu d’Indiens locaux, était relativement joli et agréable. Le flanc d’une colline avait était nettoyée et défrichée complètement, ne laissant que quelques gros arbres pour un peu d’ombre et sur ce terrain recouvert d’une herbe verdoyante avait était construit environ une trentaine de cabanes en bois, a toit de feuilles de palmier dans le plus pur style local.  Chaque cabanon de quatre mètres sur quatre mètres abritait une chambre très rustique. Près de ces cabanes, plusieurs bâtiments beaucoup plus grands avaient été construits et servaient de toilettes communes, de restaurant, de bureaux, d’ateliers et autres commodités indispensables à notre activité. Le sommet de la colline avait était nivelé et formait une plateforme suffisamment grande pour un grand hangar de tôle, un gros générateur et une paire d’hélicoptères. Toutes ces cabanes, reliées entre elles par des passerelles de bois, donnaient à la colline un air de club Méditerranée assez agréable à l'œil du nouvel arrivant que j’étais.
     Ce camp de base était le cœur et le cerveau de toute notre opération dans la forêt amazonienne des alentours. De ce camp, véritable poste de commande, les centaines d’ouvriers de l’équipe étaient dirigés et ravitaillés
     Au début de mon séjour, j’avais eu beaucoup de mal à m’adapter, la chaleur humide et constante me démolissait après mes longs séjours dans les deserts et l’air sec du Mexique. En outre, le travail en forêt, est bien sûr totalement différent du travail dans les montagnes, les plaines ou les déserts. En terrains dégagés et ouverts, nous travaillons le plus souvent avec nos énormes vibrateurs, dont le but est d’envoyer une vibration calibrée dans le sol. Mais, ici, en Amazonie, en terrain très accidenté et ou le monde entier nous demande de protéger l'environnement et de ne pas détruire la forêt, l’utilisation de ces machines n’est simplement pas possible et cette vibration calibrée sera remplacée par une onde de choc crée par une explosion. Cette explosion sera fournie par quelques kilos de dynamite déposée au fond d'un trou foré de quelque quinze ou vingt mètres de profondeur.
     L’équipe se composait d'un groupe géomètre en charge de positionner exactement où allait se dérouler nos opérations, ou allait être foré les trous et où seraient placé les capteurs, etc. Avec leurs équipes de bûcherons et de débroussailleurs, ils ouvraient dans la forêt, a la machette et a la tronçonneuse des chemins rectilignes ou ils implantaient nos lignes de tir. A distances régulières, des petits piquets peints de couleurs vives indiquaient aux sondeurs ou devait être perforé les trous. Une autre part importante de leur travail était de déboiser et implanter sur les hauteurs des petits terrains d’atterrissage pour les hélicoptères et de dégager de loin en loin au milieu de la forêt, de minuscules zones ou l’hélicoptère pourrait déposer un filet de matériel pendu au bout d’un long filin d’acier.
     Ensuite venaient les équipes de forage, composées en majorité de “ manœuvres porteurs “. Les chemins, ouverts par les équipes géomètres n’étant jamais de plus d’un mètre de large il n’est possible d’amener le matériel de forage sur les points a forer, qu'a pied, en transportant le matériel a dos d'homme (même les mules ou autres bourricots ne donnent que des résultats très insatisfaisants dans ce genre de terrain, toujours détrempé par les pluies presque journalières et au relief très accentué).
     Lorsque nous parlons forage chacun imagine une énorme machine perforant le sol à grand bruit, mais pour pouvoir travailler dans ces zones d'accès difficile, il avait était nécessaire au fil des années de développer de minuscules machines de forage démontables dont chaque élément était suffisamment léger pour être porté par un ou deux hommes. Le trou étant foré, le sondeur descendait au fond une charge de dynamite et un détonateur qui restaient en attente pour plusieurs semaines jusqu’au moment où apparaîtrait le “shooter” qui  déclencherait l’explosion. La machine, de nouveau démontée, était transportée une centaine de mètres plus loin, pour le prochain trou, et cela une dizaine de fois par jour ou plus.
     Lorsque les équipes forages avaient plusieurs centaines de trous d’avance, apparaissait la troisième et dernière équipe, l’équipe d’enregistrement ou équipe du laboratoire. L’équipe labo, elle aussi composé en majorité de “ manœuvre porteurs “, étendait sur le sol, dans une paterne bien précise et définie à l’avance ses capteurs ou sismographes qui par un système de câbles étaient reliés a un ordinateur puissant que nous appelions labo. Le “shooter” aux ordres du technicien labo, faisait exploser les charges de dynamite déposées dans le sol par les sondeurs et l'onde de choc, par l’intermédiaire des sismos et des câbles, était enregistrée par l'ordinateur, copié et expédié au centre de traitement.  
     Ces trois équipes de géomètres, forage et labo, représentaient environ six ou sept cents personnes, travaillant dans la forêt pour plusieurs semaines sans retour au camp de base. Ces six ou sept cents personnes vivaient dans la forêt de manière très rudimentaire dans des camps volants, simple bâche accrochée a deux ou trois poteaux de bois coupés dans la forêt, les protégeant de la pluie et peut être un peu du vent. Ils dormaient sur des lit de bois fabriqués a la machette ou dans des hamacs, cuisinaient sur des feux de bois, buvant l’eau des ruisseaux et comptant sur nous au camp de base pour tout le ravitaillement nécessaire en nourriture, matériel, pièces détachées, dynamite, etc. Tout ceci étant envoyé du camp de base chaque jour par véhicules lorsqu’il y avait un accès, par pirogues équipées de puissants moteurs hors-bord, par hélicoptères et même parfois pour les zones particulièrement difficiles par un mélange des trois méthodes auxquels il fallait même parfois ajouter des groupes de porteurs.
     J’occupais à l’époque dans cette équipe sismique la position de chef de terrain, joli titre qui sous-entendait beaucoup de choses. J’étais a la fois responsable de l’atelier mécanique, s’occupant de l’entretien et réparation de plusieurs véhicules, des mini sondeuses, motopompes, mini générateurs, moteurs hors-bord, tronçonneuses et tout autre équipement a moteur utilisé par les différentes équipes. J’étais également en charge de toutes les commandes de pièces mécaniques pour cet atelier, soit en Équateur soit en France ou aux États unis et aussi bien sûr en charge d’expédier chaque jour, a chacune de ces équipes, tout ce qui leur était indispensable au niveau mécanique et qui avait était commandé la vieille par radio. J’assumais en outre, avec l’aide de 3 vieux sondeurs locaux, la supervision des équipes de forage. Je supervisais aussi l’entretien général du campement de base, ce qui voulait dire le générateur et installation électrique, le puits et sa pompe et tout le système d’installation d’eau, de douche et de toilette. À cela pouvait s’ajouter la réparation du fourneau de la cuisine, la remise en état d’un toit, la fabrication d’un bateau ou toute autre invention un peu bizarre nécessaire sur le terrain pour traverser un cours d’eau, une falaise ou toute autre situation imprévue. Travail parfois très pénible et compliqué, mais toujours passionnant et qui n’était possible que grâce à l’appui de la superbe équipe que m’avait laissé mon prédécesseur.
     Chaque matin, la première heure était la plus active de la journée. Une grande quantité de matériel devait être chargé sur les bateaux ou les hélicoptères et expédié sur le terrain, de nombreux petits problèmes de dernière minute devaient être réglés rapidement et de multiples décisions devaient être prises. Ici un dernier ajustement sur une tronçonneuse ou une motopompe, la une pièce manquante devait être trouvé ou récupéré ailleurs en urgence, dehors un moteur hors-bord refusait de démarrer, là-haut sur la colline, l’homme en charge de remplir les soutes de l’hélico ou de charger les filets hurlait qu’il était l’heure de partir. Par chance l’équipe mécanique fonctionnait parfaitement et la plupart de ces minis catastrophes étaient réglés avant même d’apparaître.
     Je marchais de long en large dans l’atelier, essayant d’avoir l'œil sur tout et m’assurant que tout se passait bien lorsque je le rencontrais pour la première fois.
     “ Buenos dias  Señor, como esta Senor “
     Baissant le regard, je vis un petit garçon de peut-être douze ans, souriant timidement  cheveux courts très noirs, en tee-shirt et en short. Dans sa main, soigneusement plié il tenait un sac-poubelle en plastic, que beaucoup de gens d’ici ont souvent avec eux pour se protéger de la pluie et des orages fréquents. Se tenant aussi droit et aussi grand qu’il le pouvait, il m’offrait sa main. Un peu surpris, je serrais la main qu’il me tendait, répondit a ses salutations et assumant qu’il était le petit frère d’un de mes mécanos je continuais à faire ce je faisais et je l’oubliais immédiatement.
     L’heure du gros rush étant passée, je m’assis à mon vieux bureau dans un coin de l’atelier afin de prendre quelques notes et je le vis pour la seconde fois, s’avançant vers moi lentement. Mon espagnol n’étant pas encore très bon à cette époque, je ne compris pas tout ce qu’il me dit ce matin-là, mais mon espagnol était tout de même suffisant pour comprendre qu’il s’appelait Alberto et qu’il cherchait du travail.
     J’avais un peu de temps a lui consacré, j’essayais donc gentiment de lui expliquer que le contrat était presque fini, que l’embauche était terminée, que nous n’avions pas besoin d’un apprenti, qu’il était trop jeune pour travailler légalement, que j’étais vraiment désolé, mais je ne pouvais pas l’aider et qu’il valait mieux qu’il rentre chez lui. Je suppose que mon espagnol était bien pire que je ne l’imaginais, car le gamin ne semblait pas me comprendre et restait planté à me regarder et à attendre je ne sais quoi. Le prenant par la main je l’entraînais vers le vieux chef du personnel local qui lui expliqua la même chose. Finalement Alberto sembla comprendre et s’éloigna les larmes aux yeux, les bras ballants, cramponnant solidement son vieux sac plastique.
     Plus tard ce jour-là, je découvris qu’il vivait a plusieurs kilomètres de notre camp, qu’il s’était levé a quatre heures du matin, qu’il avait marché près de deux heures afin d’arriver ici de bonne heure, qu’il avait réussi à se faire donner un peu de nourriture par le cuistot du mess et qu’ensuite il était venu me voir. Toute la journée je me senti inconfortable a son sujet et je me répétais que je n’y pouvais rien, que ce n’était pas ma faute, que de me sentir mal a son sujet ne changerait rien a la chose, malgré tout son visage et ses yeux tristes semblaient revenir dans mes pensées.
     Je pense que malgré tout, je l’aurais oublié assez rapidement, mais le lendemain matin j’eu la surprise de le voir une fois de plus, il s’était levé a quatre heures du matin, avait marché deux heures et il était la a me demander du travail, a recevoir la même réponse et a repartir les bras ballants et les yeux tristes. Le matin suivant, je le revis de nouveau, puis le matin suivant, et cela pendant des jours et des jours.
     Alberto semblait inlassable, plus têtu que cent mules, il continuait à se lever à quatre heures du matin, à marcher deux heures et à me demander du travail. Je ne savais plus que faire, j’avais supplié le chef d’équipe de me laisser l’embaucher, mais ce n’était simplement pas possible, j’avais demandé aux gardiens a la barrière de ne pas le laisser entrer, mais il semblait toujours capable de trouver un passage, j’avais essayé de me cacher, mais il m’attendait et toujours semblait capable de me retrouver. J’avais même envisagé de lui donner un peu d’argent, mais cela aurait probablement était pire et lui aurait donné une raison supplémentaire de revenir, je l’avais menacé, mais il ne semblait pas être effrayé, il ne me restait qu’à m’habituer à sa présence.
     Très rapidement, le collègue que je remplaçais revint de vacances et repris sa position dans l’équipe, je bouclais mes valises, saluais tout le monde et le lendemain de bonne heure, une voiture m’emmenait à l’aéroport de Coca ou je devais prendre l’avion pour Quito et ensuite un retour en France.
     Au moment de passer la barrière, je cherchais des yeux Alberto, je ne le vis pas ce matin-là, je ne le revis d’ailleurs jamais et je n’ai absolument aucune idée de ce qu’il est devenu, mais je dois dire que je ne l’ai jamais oublié.
     Les années ont passé, après l’Équateur la compagnie m’envoya quelque temps au Venezuela, puis la Bolivie et le Pérou. Je traîne maintenant depuis plusieurs années mes bottes au Mexique, toujours pour la même compagnie et toujours le même genre de travail, à la fois impossible et passionnant, et la, souvent, très souvent lorsque je traverse un petit village ... je revois au coin d’une rue, a la sortie d’une école ou sous un arbre a moitié desséché un petit garçon sans travail et sans futur, les bras ballants, et l’air triste .... Un autre Alberto

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