Ici, ils m'ont surnommé " Rapido Gringo "ou si vous préférez le " Ricain rapide ", ou le " Ricain qui court ".
Maintenant vous allez me demander ou c'est exactement " Ici ", alors je vais vous dire que c'est la région tout autour du village de " San Vicente " qui se trouve au nord de la province de Chihuahua, province qui elle-même se situe au nord du Mexique, tout là-haut a la frontière des États-Unis. D'ailleurs, nous étions même tellement près de la frontière des USA, que la plupart de nos lignes commençaient juste a côté du Rio Grande. Je vais aussi vous dire que c'était quelque part au début des années quatre-vingt-dix, j’aimerais bien sûr être un peu plus précis sur la date, mais ces années-là je travaillais sur une multitude de contrats courte durée et comme je n'aie pas noté au fil des ans tous mes voyages, il est parfois difficile de se rappeler les dates exactes, mais quoi qu’il en soit je ne pense pas que l’année soit vraiment importante.
J'avoue que ce " Rio Grande " fut une des grandes déceptions de ma vie, j'avais tellement entendu parler du " Rio Grande " qui sépare les États-Unis du Mexique. J'avais tellement entendu parler des émigrants illégaux qui le traversaient à la nage, au péril de leur vie, dans l'espoir d'améliorer leur sort sous le soleil du Texas, que je m'attendais a découvrir un fleuve très large ou un torrent impétueux et en fait je ne découvris qu'une petite rivière minable, calme et boueuse de quelque dix ou douze mètres de large. Le danger pour les émigrants illégaux, était en fait beaucoup plus les problèmes d'accès avant et après la rivière, que la rivière elle-même.
Quoi qu'il en soit, je ne suis pas ici pour parler des problèmes d'immigration du peuple mexicain vers les US, mais pour vous parler de " Rapido gringo ".
Donc, si je me souviens bien, j’étais a l’époque en charge de la mécanique et du terrain sur une équipe utilisant des vibrateurs, des camions et autres gros matériel. Nous avions établi notre camp sur le bord d'une piste très fréquentée, qui partant de la ville de Chihuahua desservait de nombreux petits villages perdus à travers une zone semi-désertique avant d'aller mourir sur la frontière.
La majorité de notre travail se passait tout autour du camp, dans une plaine d'accès facile, sèche et bien desservie par une multitude de chemins agricoles. Par contre la deuxième partie de notre programme, nous entraînait dans une région montagneuse et d'accès difficile. Pour rejoindre cette zone, nous devions suivre la piste vers l'est sur plusieurs kilomètres, traverser une large rivière par un gué parfois difficile, puis nous passions à travers le gros village de San Vicente, perdu à la frontière de la civilisation, avant d'entrer dans la zone montagneuse.
Sachant que cette zone serait difficile, je laissais l'équipe travaillait dans la zone près du camp qui était facile et je me concentrais dès le début sur la zone de montagne. Nous avions trois bulldozers travaillant en permanence sur le terrain, ouvrant des pistes, construisant des routes à travers des coins impassables, remblayant des ravins, inventant des passages dans des coins totalement inaccessibles.
Chaque jour me voyait de bonne heure sur le terrain ou j'assurais le démarrage de la production de l'équipe vibros. Puis je rentrais au camp rapidement ou je passais a l'atelier mécanique, afin de coordonner avec mes mécanos le travail de la journée et les commandes de pièces nécessaires. Puis après un rapide café avec le topographe et une conversation tout aussi rapide avec le cuistot je sautais dans mon véhicule et je fonçais vers la zone a problèmes.
Quelques kilomètres m'amenaient au gué, que je traversais toujours lentement et avec précaution, car je le connaissais bien et savait qu’il cachait ses pièges. Je traversais San Vicente a vitesse réduite, ayant appris que le meilleur moyen de ne pas se faire des ennemis dans les villages est de réduire la vitesse et d'éviter de faire de la poussière dans les rues poudreuses.
Parfois, afin de maintenir les bonnes relations avec les gens du village je m'arrêtais a la cantina ou j'avalais une tortilla et un verre de café, avant de me lancer de nouveau à pleine vitesse sur les pistes infernales qui m'emmenait vers mes bulldozers.
Si l’un des villageois essayait de démarrer une conversation, je m’excusais et repartais toujours trop vite. Il semble me rappeler que ces jours-là, j'étais toujours pressé et que je roulais toujours beaucoup plus vite que je n’aurais dû. Ma camionnette était presque neuve et semblait voler au-dessus des mauvais passages de la piste. J’allais d’un bulldozer à l’autre, étudiant le terrain, discutant avec les chauffeurs, essayant de voir à l’avance les futurs problèmes et de trouver le meilleur passage, sachant que le travail d’aujourd’hui serait des heures gagnées lorsqu’arriverait le reste de l’équipe.
Si les gens du village appréciaient le fait que je faisais des efforts pour ne pas faire de poussière dans leurs rues, ils avaient très rapidement compris qu’une fois sorti de l'agglomération rien ne me ralentissait. Que je fonçai vers mon but comme un malade et ils avaient appris a reconnaître mon nuage de poussière et a entraîner sur le bord du chemin leurs ânes ou leurs chèvres lorsqu'ils m'entendaient arriver et c'est ainsi que j'avais hérité du surnom de " Rapido gringo '
Cette journée avait commencé comme tant d'autres et aurait bien sûr dut finir comme tant d'autres, j'avais passé l'après-midi avec mes bulls, il était près de cinq heures et je rentrais au camp fatigué, mais satisfait par une bonne journée de travail. Je roulai bien sûr aussi vite que me le permettait la piste, pressé de retrouver le camp, j'évitais le village et je me dirigeais directement vers le gué ou j'eu la surprise de constater que plusieurs véhicules étaient garés sur la plage de sable, semblant attendre on ne sait quoi.
Intrigué, je m'approchais de la rivière et très rapidement je compris la raison du blocage du trafic, le gué a cet endroit était extrêmement étroit, et un camion rentrant vers Chihuahua s'était écarté un peu trop vers la droite du passage, avait glissé hors du passage habituel et s'était embourbé sans espoir. Le chauffeur avait essayé de s'en sortir, mais ses efforts n'avaient fait qu’aggraver la situation et le camion penchait maintenant dangereusement, en désespoir de cause, le chauffeur avait abandonné, décidant tout simplement d’attendre l’arrivée d’un autre camion assez gros pour le tirer de là.
Il était maintenant absolument impossible de passer le gué en contournant le véhicule embourbé et donc tout autre véhicule qui voulait passer se voyait bloqué sur le bord de la rivière d’un côté ou de l’autre. Il y avait une bonne douzaine de camions, camionnettes et voitures en attente, les chauffeurs et passagers se voyant bloqués pour une période indéfinie avait bien sûr râlés un moment avant de finalement accepter l’inévitable, et puis la tout doucement sur le bord de la rivière, tout le monde s’adaptait a la situation.
Un vaquero de passage, sur un superbe cheval noir offrait a quiconque voulait passer d’un côté a l’autre sans se mouiller les pieds de les transborder sur le dos de son cheval. La plupart des gens bloqués du coté Chihuahua se précipitait pour profiter de l’offre et se retrouver ainsi du coté de San Vicente ou il serait évidemment plus facile de s’organiser pour la nuit, puisqu’il y avait le gros village à proximité. Nul ne s’inquiétait, les nuits ne sont jamais vraiment fraîches dans ce coin du monde et tout le monde savait qu’il serait possible de dormir à peu près au chaud et en sécurité
Plusieurs des hommes s'éloignaient tranquillement vers le village a la recherche d'une cantina ou peut être d'un magasin où ils pourraient acheter nourriture ou liqueur. Un feu avait était allumé autour duquel plusieurs femmes s’affairaient faisant chauffer sur des pierres plates des tortillas sorties d’on ne sait où.
Un deuxième feu s'était allumé près duquel jeunes et vieux se rassemblaient déjà autour d'un ancien racontant des histoires. Les conversations allaient bon train, tout un chacun y allant de sa petite histoire. Nul ne semblait s’inquiéter de savoir pour combien de temps ils allaient être bloqués, si il y avait quelque chose à manger et où ils allaient dormir. Autour du second feu, une bouteille était apparue qui circulait de bouche en bouche, apportant juste ce qu’il fallait de bonne humeur. Quelqu’un leva la bouteille dans ma direction et m’invita à rejoindre le groupe
Je le remerciais d’un geste, malgré mes efforts je n’arrivais pas à accepter la situation et à me résigner à attendre toute la nuit avec calme et bonne humeur. J'étais apparemment le seul a me faire du souci, tout autour de moi tout le monde semblait détendu, non seulement le problème ne semblait pas les inquiéter, mais en plus ils donnaient l’impression d’être heureux de profiter d’un répit et d’un moment de calme que la vie leurs offrait. De chaque côté de la rivière les véhicules continuaient d'arriver, les chauffeurs descendaient, constataient le problème, s'informaient de la situation et se rendant compte qu'il n'y avait rien à faire prenaient une décision, soit ils faisaient demi-tour ou alors ils semblaient se fondre dans le groupe déjà en attente.
J’enviais leur tranquillité d'esprit, leur désinvolture et leur faculté de s'adapter a la situation. J'aurais voulu moi aussi me laisser aller et profiter du moment, mais une multitude de tâches m'attendaient au camp. Je ne pouvais simplement pas me permettre de passer la nuit ici en attendant un potentiel camion qui résoudrait le problème, je n‘étais pas ici pour faire la fête mais pour travailler.
Quelque part un harmonica miaulait une complainte et les rires se mêlaient aux cris et aux appels. J’étais sûr que d’un moment à l’autre une guitare allait apparaitre et avant longtemps ils commenceraient à chanter et même peut-être à danser sur la plage
Je les observais pour un instant, une petite voix me criait de me joindre a eux et d'oublier mon boulot, d'oublier mes gars qui j'en étais sur pourrais passer la soirée sans moi, d'oublier mon désir de toujours faire plus et mieux, d'oublier ma course a la production. Mais pousser par ce " je ne sais quoi " que je n'étais plus capable de contrôler, je me dirigeais vers ma camionnette, je me saisis du micro de ma radio et j’appelais le camp. Le garage me répondis presque aussitôt, je demandais a parler a Roberto, je lui demandais de prendre le plus gros camion de l'équipe et de se mettre en route vers San Vicente et le gué afin de venir sortir un camion qui était embourbé et qui bloquait complètement le passage. Roberto se mit en route immédiatement, il était au bord de la rivière avant la nuit, il se gara aussi près que possible du cours d’eau, puis il déroula le cable de son treuil, et entrant dans l’eau il amarra solidement le camion en péril. À la vue de Roberto, le chauffeur du camion embourbé apparut de nulle part, Roberto revint dans son camion, mis en route le treuil et en l’espace de quelques minutes sortit de sa position dangereuse le camion qui bloquait le Rio, le gué était libre
J’informai a haute voix les gens autour de moi que le gué était ouvert, puis je montais dans ma camionnette afin de franchir la rivière, ils me remercièrent bien sûr, mais je dois le dire sans enthousiasme. Comme je m’éloignais j’entendis une jeune fille d’environ quinze ans qui murmurait ce qui j’en ai bien peur était la pensée de beaucoup.
“ Et merde, maintenant il faut rentrer, alors qu’on commençait juste à s’amuser “
Je franchis le gué, je remerciais Roberto, je rentrais au camp, je me précipitais au garage ou je réglais deux ou trois mini problèmes, j’allai voir le topo, puis deux ou trois autres petits trucs. Je pris ma douche et mon repas et je me retirais dans ma caravane pour une nuit de sommeil bien mérité et au moment de m’endormir, je revis tous ces gens sur le bord du Rio, bloqués désespérément et ne pouvant pas traverser et qui au lieu de pleurer avaient décidé d’en profiter et d’en faire une fête. Et là, bêtement, dans la solitude de ma chambre, dans cette solitude stupide et inutile, je me pris a regretter la chaude ambiance de ce bord de Rio, je me pris a regretter de ne pas être resté avec eux a raconter des histoires vieilles comme le monde et n'ayant plus aucun sens et a écouter des chansons et même peut être a danser et vider une bouteille de vin bon marché ou finir une bouteille de Tequila. Et à ce jour, je regrette encore, mais alors vraiment je regrette d’avoir sorti ce putain de camion et d'avoir débloqué le gué du rio de San Vicente et de ne pas avoir su comme eux, simplement, profiter de la vie.
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