Comme chaque matin, je me réveillais et je me levais le premier, la nuit était encore presque noire, mais on pouvait deviner vers l’est les premières lueurs de l’aube. M’étirant et baillant, je me dirigeais vers l'arbre le plus proche et j’urinais tranquillement sur le tronc, puis je me dirigeais vers la rivière et repérant un endroit d'accès facile, choisissant deux solides pierres ou poser les pieds, je me penchais sur l'eau et je finis de me réveiller en m'aspergeant le visage et la nuque généreusement avec l’eau douteuse du rio, puis dénichant une bouteille d’eau potable, je me lavais soigneusement les dents.
Je me dirigeais ensuite vers le coin du camp réservé à la cuisine, je jetais plusieurs morceaux de bois secs sur les braises encore rouges et requinquais le feu, puis je remplis d'eau l'énorme cafetière que je posais sur les deux solides barres de fer surplombant le foyer. M’asseyant sur une caisse de bois, je glissais deux doigts dans la poche de ma chemise ou je pêchais une cigarette que je glissais entre mes lèvres. Allumant ma cigarette a un tison, j’aspirais goulûment la fumée et je me laissais aller en arrière contre un vieux tronc et attendit que l'eau de la cafetière commence à bouillir.
Derrière moi, l'eau du Napo, légèrement boueuse, charriant branches et paquets d'herbes descendait rapidement dans sa course éternelle vers la mer, balançant les trois grandes pirogues en partie chargées avec l’équipement de l'équipe et la réserve de vivres.
Tout autour du camp la jungle se réveillait, peu à peu le chant des oiseaux du matin remplaçait et repoussait le calme de la nuit.
La température était encore plutôt fraîche, presque froide. Dans quelques heures, le soleil de l'Équateur transformerait la petite clairière en une étuve, véritable chambre de torture, peuplée d'un million de moustiques assoiffés et les hommes souffriraient en silence, attendant la pluie de l'après-midi et sa fraîcheur passagère.
Là-bas sous la grande bâche bleue, supportée par six longues perches de bois, le reste de l'équipe lentement se réveillait, se tournant sur le dos, essayant de profiter quelques minutes de plus du confort relatif de leurs lits. Bientôt ils se lèveraient a leurs tours, marcheraient vers les arbres, puis vers la rivière et enfin vers le feu ou ils s'assiéraient de chaque coté de moi en murmurant un inaudible “ bueno dias “
Lorsque l'eau commença a bouillir, je trouvais une poignée de grains de café que je jetais dans la cafetière, laissant bouillir le mélange quelques minutes, puis me protégeant la main d'un vieux gant de cuir, je saisis la poignée brûlante et commençais de verser le noir breuvage a mes hommes. Chacun ajouta sucre et lait en poudre dans sa tasse de fer blanc en fonction de son goût personnel, puis nous partagèrent une pile de tortillas à peine réchauffées sur les braises et a mon signal tout le monde se leva pour le début de la journée de travail. Un peu plus tard, le cuisinier rappellerait tout le monde près du feu et nous servirait un énorme petit déjeuner de soupe, de riz et de morue salée.
Travaillant pour une compagnie sismique, avec mon équipe j’étais chargé de la construction d'un petit camp de ravitaillement et d'un embarcadère au bord de la rivière Napo.
Nous étions arrivés sur le lieu du futur camp hier après-midi, à bord de trois larges pirogues chargées de tout le matériel nécessaire et d'une réserve de vivres suffisante pour plusieurs semaines. À peine débarqués, nous avions nettoyé un coin de forêt à proximité de la rivière et installé sur six perches de bois la grande bâche bleue, qui nous servirait d’abris durant toute la durée de la construction du camp. La température étant plutôt chaude, il n’est point nécessaire de se protéger du froid, mais il est indispensable de se protéger de la pluie presque journalière et cette grande bâche était protection suffisante pour des gens habitués au climat amazonien. Sortant leur indispensable machette, mes hommes s’étaient dispersés dans la forêt coupant branches et piquets et sous la bâche chacun s’était fabriqué rapidement un lit de bois rustique sur lequel il avait suspendu sa moustiquaire et étendu ses couvertures, glissant sous le lit le petit sac contenant le peu de vêtements de rechange qu’il avait amené avec lui.
Un coin du camp avait été désigné coin-cuisine, là était dressé un second abri, qui servirait a protéger de la pluie la réserve de vivres et permettrait au cuistot de continuer son travail même sous la pluie battante. Le cuisinier avait construit son feu de cuisson, consistant de blocs de pierres supportant deux tubes de fer sur lequel il poserait les énormes gamelles servant a cuire les repas pour deux douzaines de bûcherons et de charpentiers affamés.
Un peu plus loin était dressée une autre bâche, plus petite que les deux autres, elle servirait d’abri pour le carburant, matériel et outils qui étaient encore pour le moment à bord des trois pirogues.
L’emplacement du futur camp avait été choisi avec attention, une minuscule colline offrant une légère pente, permettant à l’eau de partir vers la rivière lors des pluies abondantes et de garder le camp sec en cas de montée des beaux. La proximité de la rivière offrait en outre un espace dégagé permettant à l’hélicoptère d’arriver en toute sécurité et simplifierait grandement le travail s’il devenait nécessaire de transborder du matériel de pirogues à hélico.
Juste avant de quitter le camp de base notre vieux comptable/homme a tout faire/ public relation/chef du personnel m’avait présenté Pablo et Miguel en m’informant qu’ils étaient les deux meilleurs opérateurs de tronçonneuses du pays et en me demandant de bien vouloir les embaucher. Position de faveur bien sûr, puisqu’ils seraient beaucoup mieux payés que les autres membres de l’équipe. Faveur, qu’ils devaient au fait qu’ils étaient les neveux du dit comptable. Faveur dont chaque membre de l’équipe était conscient, mais qui était acceptée sans trop de problèmes par ces ouvriers habitués au protectionniste familial si courant dans le pays. Faveur qui personnellement ne me gêner pas trop, si les deux jeunes hommes en question étaient capable de faire leur travail.
Pendant que leurs camarades attaquaient les broussailles a la machette, Pablo et Miguel restèrent en arrière un moment a s’occuper des deux machines, les sortants de leur caisse de transport, essuyant l’humidité de la nuit, remplissant les réservoirs d’huile et filtrant le carburant, vérifiant chaque boulon avec attention et même peut être une certaine affection.
Ils avaient appris depuis longtemps la valeur d’une tronçonneuse. Ils savaient, bien sûr, que la forêt peut fournir à celui qui en connait les secrets, mille méthodes de survie. La forêt fournit le gibier, le poisson, les fruits, les légumes sauvages, l’herbe et l’eau et surtout plus important que tout, le bois. Le bois pour construire sa maison, pour fabriquer des pirogues et des outils, pour le feu et la cuisson des aliments, mais aussi la revente aux gens du village. Mais l’accès au bois est la tronçonneuse, un homme avec une tronçonneuse peut construire sa maison, petite ou grande, ici ou là. Un homme avec une tronçonneuse devient soudain un peu plus important, car il peut aider ses voisins à construire leur maison. Un homme avec une tronçonneuse et une mule peut aller dans la forêt abattre les arbres, les débiter, les sortir près des routes et les revendre et offrir ainsi à sa famille un niveau de vie supérieur. La tronçonneuse est le premier pas vers le confort, l’indépendance et la liberté. Mais les tronçonneuses, étant un produit d’exportation, sont un produit très cher pour un travailleur équatorien gagnant un salaire très bas et l’achat d’une tronçonneuse signifie souvent des années d’économies. Ce précieux outil est donc traité avec respect, est entretenu avec beaucoup d’attention et n’est jamais très loin des yeux de son opérateur.
Les deux tronçonneuses dans l’équipe appartenaient à la compagnie, mais le rêve des deux frères était d’économiser suffisamment d’argent pour s’acheter deux tronçonneuses ”Husquwarna “ et pouvoir démarrer ainsi une petite entreprise de construction.
Pour Miguel et Pablo les deux machines flambants neuves qui leur avaient été confiées étaient un peu leur rêve devenu réalité et ils traitaient les deux machines avec la même affection qu’un bébé accorde à son nounours.
Il fallut près d’une semaine à l’équipe pour bien nettoyer la zone qui avait été délimitée. Miguel et Pablo abattaient les gros arbres, coupant les branches qui étaient traînées sur un brasier par une paire de jeunes gens aussi fort que des mules. Les troncs étant pour le moment laissés sur place pour être utilisés plus tard. À coup de haches et de machettes le reste de l’équipe coupait les arbres plus petits, les broussailles et les hautes herbes jusqu'à ce que la zone ne soit plus un qu’un grand champ bien propre sur lequel j’implantais le futur camp.
Miguel et Pablo étaient partout à la fois, prouvant sans le moindre doute que s’ils devaient leur boulot à leur oncle, ils étaient tout de même tous deux de vrais professionnels de la moto. Ils revenaient maintenant vers les arbres abattus et ébranchés quelques jours plus tôt. Les troncs, tout d’abord coupés en morceaux de trois, quatre ou cinq mètres de long étaient poussés et calés bien à plat par le reste de l’équipe. Puis le tronçonneur debout sur l’énorme pièce de bois, coupant dans le sens de la longueur du tronc avec calme et patience équarrissait le morceau, fabricant ainsi une grosse poutre carrée, longue et plus ou moins régulière. Cette poutre, serait ensuite coupée en quatre ou en huit ou plus, toujours dans le sens de la longueur et deviendrait de plus petites poutres, des chevrons ou bien des planches épaisses. Là, au milieu de la jungle, grâce à la magie de la tronçonneuse, ils récupéreraient sur les arbres abattus tous le bois nécessaire à la construction du camp, aussi efficacement qu’une scierie.
Derrière eux le reste de l’équipe, s’emparant du bois ainsi débité, planterait tout d’abord de solides piliers dans le sol sur lesquels ils construiraient, a quelque cinquante centimètres de hauteur une plateforme servant de support au reste du bâtiment. La construction finale étant somme toute assez simple, un plancher un peu surélevé pour éviter les minis inondations durant les pluies diluviennes, un toit de feuilles de palmiers et des murs de bambous. La température ambiante étant chaude, le but du bâtiment n’est pas de protéger du froid, mais de protéger de la pluie, de la boue et d’offrir un peu de tranquillité, de calme et de confort aux gens vivant dans le camp.
Le travail allait bon train et le nouveau camp semblait sortir de terre. Tout d’abord, un grand bâtiment pour la future cuisine et réfectoire, un autre bâtiment pour une série de petits bureaux et enfin un atelier et magasin. Ensuite tout autour de ce centre d’activités, une douzaine de petites huttes qui serviraient de chambres et de grandes plates-formes sur lesquelles on pourrait monter au fur et à mesure des besoins de larges tentes. En quelques quatre ou cinq semaines, l’équipe avait transformé un coin de la jungle en un charmant petit village au bord de la rivière.
Leur travail étant terminé, l’équipe sortirait demain de la jungle, puis prendrait quelques jours de congé en ville, avant un départ sur un autre chantier. Mais ce soir, afin de célébrer la dernière pointe et le dernier piquet, la compagnie nous avait envoyé un des cuisiniers du camp principal avec un cochonnet a cuire a la broche, de nombreux légumes frais, des fruits, et surtout plusieurs caisses de bière. Du plus jeune au plus vieux, mes hommes étaient capables de travailler dur lorsqu’il le fallait, mais ils étaient aussi capables de faire la fête lorsque l’occasion se pressentait. Ils avaient passé plus d’un mois dans la jungle, sans un jour de repos et ce soir ils célébraient la fin du travail.
Ce soir-là après avoir dévoré le cochonnet, plusieurs membres de l’équipe abusèrent un peu de la bière, certains d’entre eux dormirent ou ils tombèrent et le petit matin vit une équipe de bûcherons plutôt fatiguée, mais malgré tout présente, réveillée et prête à déménager.
Les pirogues furent chargées avec le matériel, chaque membre de l’équipe jeta un dernier regard au petit village qu’ils avaient créé ensemble dans la forêt et les trois pirogues s’engagèrent sur la rivière, remontant le courant tumultueux. Comme a mon habitude j’étais assis à l’arrière de la dernière pirogue, Pablo et Miguel choisirent de s’installer dans la deuxième laissant le vieux Roberto nous montrer la route aux commandes de la première.
Des le départ, il apparut évident que Juan Carlos, le pilote de la deuxième pirogue était vraiment très fatigué après sa nuit d’excès. Ses yeux semblaient vouloir se fermer, sa tête roulait de droite à gauche et Miguel comprit très vite qu’il risquait de s’endormir d’une minute a l’autre. Afin d’éviter tout problème ou risque d’accident, Miguel offrit a Juan Carlos de le remplacer aux commandes du moteur hors-bord, Juan Carlos accepta immédiatement et se glissant vers l’avant s'endormit presque aussitôt. Moins expérimenté que Juan Carlos, Miguel avait néanmoins piloté des pirogues de très nombreuses fois et était parfaitement capable de ramener le bateau en ville. Mais peut être que ce jour la Miguel n’était pas non plus au mieux de sa condition, peut être que la pirogue était trop chargée, peut être que suite a de grosse pluie en amont de la rivière le Napo était plus violent que d’habitude ou peut être que le moteur hors-bord ne répondit pas exactement comme il aurait dû. Qui sait exactement ce qui se passa, même aujourd’hui avec le recul il est difficile de savoir ce qui causa l’accident.
La première pirogue avait abordée le mauvais passage avec précaution et s’était glissée entre les rochers sans aucun problème et Miguel voyant le danger loin devant lui s’approcha lui aussi avec précaution. Soudain semblant venir de nulle part, le courant poussa l’embarcation de Miguel sur le côté, d’un coup de poigne sur le gouvernail, Miguel réussit à réorienter la pirogue, mais ne put l’empêcher de venir cogner contre l’un des rochers. Par chance le choc ne fut pas très fort et la solide pirogue résista bien au choc, ceci aurait dut être la fin de ce petit incident. Malheureusement, lors du choc, la pirogue brutalement secouée, oscilla plusieurs fois de droite en gauche, l’espace d’un instant les passagers crurent qu’elle allait chavirée et la bas, tout a l’avant une des caisses contenant la tronçonneuse de Pablo, trembla un instant et finalement tomba dans la rivière. Assis à proximité de sa machine Pablo vit la caisse basculer, il tendit la main pour la saisir, se précipita, mais ne put pas l’atteindre, alors sans réfléchir il plongea derrière son précieux outil. Accélérant le moteur a fond, en quelques secondes Miguel avait stabilisés le petit bateau et était sorti de la zone dangereuse, il commençait a respirer de soulagement, lorsqu’il réalisa que son frère venait de plonger dans les eaux bouillonnantes.
Excellent nageur, le jeune homme aurait pu normalement se sortir de cette situation dangereuse, mais le poids de la lourde caisse l’entraînait inexorablement. Déjà, au risque de se brisaient sur les rochers, les trois pirogues se dirigeaient vers le passage dangereux pour prêter main-forte a Pablo. Je hurlais comme un dément, demandant a Pablo de lâcher la stupide caisse, de sauver sa vie, vingt mains s’étaient tendues pour essayer de l’agripper, mais avec l’entêtement de la jeunesse Pablo s’était cramponné a la boite de bois, jurant de sauver sa machine et finalement épuisé avait fini par couler comme une pierre.
Le chef de mission évidemment ne fut pas très heureux lorsqu’il apprit la nouvelle. Par chance notre vieux comptable/homme a tout faire/public relation/chef du personnel accepta la nouvelle de la mort de l’un de ces neveux avec calme et craignant sans doute que son autre neveu ne soit accusé de négligence, il préféra faire tout son possible pour classer l’affaire le plus rapidement possible. Il s’occupa de tout avec son efficacité habituelle, contact avec la police bien sûr, avec les bureaucrates de la boite, avec la famille, etc. La chose fut classée accident, tout le monde fit semblant d’oublié que la veille il y avait eu beaucoup d’excès sur le petit camp et très vite la chose fut classée
L’équipe bien sûr est toujours là, travaillant souvent avec les géomètres, déboisant, nettoyant ou bien ouvrant nos lignes dans la forêt. Lorsque je suis en charge de l’équipe je suis toujours le premier debout et la compagnie est toujours très satisfaite de notre travail et des petits camps que nous construisons. Miguel est toujours là et semble infatigable, travaillant comme deux ou trois hommes, comme s’il ressentait le besoin de se venger de la nature qui lui a volé son frère. La compagnie n’envoie plus de bière pour célébrer la fin d’un chantier, mais Miguel s’en fou, il n’a plus aucune raison d’économiser son argent et il peut s’acheter tout l’alcool dont il a besoin.
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