vendredi 21 mars 2025

19 Le Medaillon

                                   Le Médaillon

     Vingt-deux décembre 1982, je suis sur le vol 739 d’Anchorage à Prudhoe bay.
     Je pari que vous n'avez jamais entendu parler de Prudhoe Bay, surtout ne soyez pas gêné de l'admettre, personne n'as jamais entendu parler de Prudhoe bay. Seul les malades comme moi ont mis les pieds dans ce coin perdu et généralement souhaiteraient avoir l'intelligence de rester le plus loin possible de ce stupide patelin.
     Prenez une carte de l'Alaska. Regardez tout en haut. Ouais, jusque-là haut, presque au pôle Nord. Vous voyez un petit point noir, c'est là. Maintenant vous fermez les yeux et vous essayez d'imaginer le coin.
     Une fois sorti de l'aéroport, c'est au revoir civilisation. Vous étés déjà au milieu de nulle part, quelques bouts de rues en terre, d’énormes hangars métalliques, une multitude de baraques préfabriquées posées un peu partout et un peu n'importe comment et voilà le village. Çà et là, de grosses piles de matériel de construction, des containers, des dizaines de camions, bulldozers, chargeurs, grues et autres machineries en tous genre sont garés là où il a était possible de trouver un bout de terrain a peu près secs, attendent sans impatience un prochain contrat pour redémarrer. 
     Bon, vous commencez à vous faire une idée de ce petit paradis, mais n'ouvrez pas encore les yeux, continuez d'imaginer. Sachant que maintenant nous somme a la fin décembre, la température lorsque la journée est belle est autour de moins trente/moins quarante, lorsque la journée est pourrie, on approche facilement du moins cinquante/moins soixante. N'oublions pas bien sûr, qu'un petit vent de un mile a l'heure est considéré comme un degré de plus en moins (le fameux facteur vent), ce qui revient à dire qu'une journée a moins quarante avec une brise de 30 miles a l'heure nous porte gentiment vers le moins soixante-dix et la chose n'est malheureusement pas rare. Tout est recouvert par un pied ou deux de neige sale et pour rendre le coin encore plus intéressant il fait nuit presque 24 heures sur 24. A j'allais oublier….. Bien sûr ……Je vais passer mon petit Noël ici.
     Bon, je pense que maintenant vous pouvez rouvrir les yeux et arrêter d'imaginer. Vous avez une idée assez précise du but de mon voyage et je pense que vous comprenez pour quoi je ne suis pas terriblement excité par le projet.
     Voyager de France à Anchorage, puis d’Anchorage jusqu’à Prudhoe bay n'est pas vraiment désagréable en soi. C'est seulement lorsque l'on descend de l'avion que l'on réalise soudain ce que l'on est en train de faire. Des rayons de lumière venant de multiples directions essayent de repousser la nuit, le vent soulève la neige, créant des petits nuages flottant au ras du sol. Les lumières, le brouillard, le vent et le froid donnent au terrain d'atterrissage un aspect irréel et fantasmagorique. En vous dirigeant vers le bâtiment le plus proche à une centaine de mètres, cramponné à votre bagage, les yeux rivés sur la porte où s'engouffrent les autres passagers, vous vous demandez une fois de plus ce que vous “ fichez ici “.
      Quelque un est là pour vous recevoir, pour vous rappeler que tout va très bien, que le temps est au beau fixe depuis plusieurs jours, pour vous aider avec votre montagne de bagages, pour vous orienter vers le camion de la compagnie et vous conduire au camp.
     Un ou deux jours sont généralement nécessaires pour réaliser complètement ou l'on est, pour s'adapter à la vie du camp et aux nouveaux visages, pour accepter le fait qu'il fait nuit tout le jour et pour vraiment comprendre que l'on va passer les deux prochains mois ici.
     Ici, c’est l’Alaska, “ The north slope “, la dernière frontière comme ils disent, et il se trouve que le sous-sol de cette partie de l'Alaska est extrêmement riche en pétrole. Alors, bien sûr, quelque un doit s'occuper de le trouver, de le forer, de le sortir et de l'expédier vers le sud. C'est aussi un des coins le plus chers du monde, tout ici coûte trois ou quatre fois plus cher qu'ailleurs, mais c'est aussi un des coins du monde qui paye les meilleurs salaires, une des dernières places où il est encore possible à qui veut travailler dur de gagner un peu d'argent et de se faire un petit pécule pour la réalisation d'un rêve quelconque.
     Tout avait commencé il y a presque quatre ans … à l'époque, comme beaucoup d'autres avant moi et probablement beaucoup d'autres après je cherchais du travail. J'avais en main un joli diplôme de mécanicien travaux public, pas beaucoup d'expérience, mais la conviction que rien n'était trop difficile pour moi. J'avais répondu à une douzaine d'offres d'emplois, et j'allais d'interview en interview caressant l'espoir de trouver le boulot idéal. Les propositions de Compagnie Générale de Géophysique avait retenu mon attention, nom pas, parce qu'ils offraient des conditions fantastiques, ou bien un salaire grandiose ou quoi que ce soit de vraiment supérieur. Nom tout simplement ils offraient un style de vie qui m'avait attiré, la chance de multiples déplacements en France ou a
l'étranger, la chance de voyager, de voir du pays, d'apprendre et de découvrir un matériel nouveau et inconnu, la chance d'être mon propre chef. 
     Mes connaissances de la langue anglaise m'avaient valu dès le début, un transfert pour les États unis, ou j'avais travaillé pendant près de deux ans dans les montagnes rocheuses. Le travail était dur, les heures longues et pénibles, mais je jouissais d'une indépendance que je n'aurais échangée pour rien au monde.
     Ayant entendu dire un beau jour que la compagnie démarrait une équipe en Alaska, dans des conditions impossibles, poussé par cette vieille curiosité et ce désir d'aller voir autre chose, je m'étais porté volontaire pour un transfert qui m'avait était accordé immédiatement étant donné que j'étais le seul “fada” à vouloir venir ici. J'avais donc eu le privilège de passer les deux hivers derniers ici et je revenais pour une troisième campagne dans ce petit coin de paradis.
     Cette année-là, le contrat prévoyait que la grande majorité du travail se ferait sur la mer, toute l'équipe espérait donc un hiver très froid, qui gèlerait la mer et la recouvrirait d'une plaque de glace solide et épaisse le plus tôt possible. Soixante à soixante-dix centimètres d’épaisseur de bonne glace sont généralement considéré suffisant pour pouvoir travailler, toutefois au nom de la sécurité, nous essayons toujours d'avoir sous nos machines au moins le double de cette épaisseur minimum, et même avec cette épaisseur il y a toujours un certain danger. Si le temps n'est pas assez froid, la glace sera de mauvaise qualité et ne sera pas suffisamment dure. De plus, le mauvais temps, parfois très loin en mer, jettera contre la banquise des milliers de tonnes d'eau, qui secoueront la plaque de glace et la fera craquer, créant des fentes importantes, fentes qui recouvertes par la neige deviendront invisibles et donc très dangereuses.
     Mon premier travail en cette fin d’année, avec une poignée de jeunes, sacrifiant eux aussi leur Noél en famille, était de terminer les préparations nécessaires à notre départ sur la banquise dans quelques 15 jours ou trois semaines.
     Pas grand-chose a dire sur cette période de préparation du matériel, nous passions la plus grande partie de notre temps dans un garage relativement chaud, ce qui rendait le travail un peu plus facile. Nous préparions un camp composé de caravanes montées sur skis et une flotte de véhicules a pneus énormes (les Buggys) ou a chenilles (les Nodwells) capables de traverser pratiquement n'importe quel terrain. Ces quelques vingt ou vingt-cinq caravanes, attelées à la queue leu leu, sous forme de quatre mini trains seraient traînées par quatre bulldozers à travers la neige et deviendraient le centre du monde pour la centaine d'employés qui allaient travailler sur ce projet.
     En priorité absolue, bien sûr, nous apportions une attention toute particulière aux deux énormes générateurs, qui plus tard, lorsque nous serions éloignés du monde serait tout simplement notre cordon ombilical vers la vie, fournissant lumière et surtout chaleur. Le travail était un peu plus calme que durant les périodes de pleine production, mais nécessitait tout de même toute mon attention ... Il fallait tout simplement penser a tout et prévoir tout, un petit oubli aujourd'hui pourrait très rapidement se transformer demain en catastrophe dans ces conditions extrêmes.  
     Pour le moment nous vivions dans un camp relativement confortable, avec même, l’immense privilège pour un pays comme l’Alaska, où tout alcool est généralement interdit par les compagnies pétrolières, de déguster une paire de bières pour Noël et le 1er janvier. Le vrai boulot commencerait dans une quinzaine, lorsque l’équipe arriverait et qu’il faudrait démarrer le plus vite possible. La période de travail sur les glaces est relativement courte, quinze janvier à la fin mars peut être un peu plus, mais après la glace devient trop fragile.
     Il est évident que je ne vais pas ici décrire les multiples aspects d'une opération de recherche sismique. Disons, en très bref, que la recherche sismique consiste à envoyer dans le sol, une vibration ou un choc important qui créera une onde de choc, cette onde de choc voyagera dans le sol à une certaine vitesse et dans une certaine direction en fonction du terrain qu'elle traversera. Par un système assez compliqué de capteurs, appelés sismographes, reliés entre eux par des câbles conducteurs connectés a un puissant ordinateur, que nous appelons laboratoire, le mouvement de cette onde de choc sera enregistré, copié et expédié dans un centre de traitement. Dans ce centre de traitement les cerveaux musclés de la boite, aidés par des ordinateurs énormes analyseront ce mouvement, la vitesse, la direction, etc. Après de multiples calculs et opérations inconnues du commun des mortels, ces petits génies de la sismique finiront par créer une carte du sous-sol, qui sera étudiée par d'autres cerveaux musclés qui déduiront si oui ou non il y a possibilités de pétrole.
     Cette onde de choc peut être créée par une explosion de dynamite en surface ou en sous-sol, ou lorsque le terrain le permet par d’énormes machines spéciales appelées vibrateurs.
     Ces vibrateurs, machines un peu bizarres et très complexes sont tout d’abord d’énormes véhicules tout terrain équipés d‘un moteur diesel puissant. Au centre du véhicule, une plaque de deux ou trois mètres carrée, soutenue par de solides vérins hydrauliques lui permettant de se lever ou de descendre, se posera sur le sol. Au-dessus de cette plaque, une masse de fer de quelque trois tonnes, commandée par un système hydraulique, lui-même contrôlé par un mini-ordinateur, vibrera à une cadence bien précise et par l'intermédiaire de la plaque produira une onde parfaitement calibrée qui s’enfoncera  dans le sol.
     Après des années a la compagnie j’avais acquis une très solide expérience sur ce type de matériel, que nous allions utiliser pour travailler sur la banquise. De plus, j'avais participé aux deux précédentes campagnes et je connaissais buggys et chenillards et j’avais pas mal d’expérience de travail dans ces conditions de grands froids et ce sont la les raisons qui me valaient le privilège d’être là en ces belles journées de décembre. NUMÉRO UNO, en charge de l’équipe mécanique.
     Vers le trois janvier arrivèrent les topographes qui, avec un mini camp de trois caravanes, un bulldozer et deux buggys, partirent en premiers, afin de repérer le terrain et de positionner exactement la zone de travail.
     Ensuite apparut le chef de mission, qui ayant passé Noël et le premier janvier a la maison avec sa famille était de très bonne humeur et en pleine forme et nous affirma qu’il regrettait vraiment d’avoir dû nous imposer de passer les fêtes au boulot, etc., etc.,
     Maintenant arrivaient les chauffeurs de bulldozers, qui profitant d’une ou deux heures de lumière a la mi-journée, attelaient leurs machines a nos quatre trains de caravanes et lentement en essayant d’éviter un accrochage, les emmenaient vers un espace libre et installaient le campement tel qu’il serait pour les quelques prochains deux ou trois mois.
     Et puis ce fut le tour des chefs des différents services, tout d'abord l'observeur, chef de l'équipe d'enregistrement, qui avec ses aides devait équiper son laboratoire électronique, ses ateliers de réparation et superviser la préparation des kilomètres de câbles, boîtiers électroniques, sismographes, etc.
     Puis le cuistot qui devait lui aussi réorganiser sa cuisine laissée a l'abandon depuis l'année dernière et stocker ses vivres, en tenant compte qu'il lui faudrait de grosses réserves, sachant que nous risquions de rester isolés pour plusieurs jours ou même deux ou trois semaines sans ravitaillement.  
     De son côté, l’équipe mécanique abandonnait le garage "en ville" et transportait la montagne de pièces détachées et d’outillages vers les quatre petits trains, dans une caravane très longue qui deviendrait l’atelier du camp. Mike, mettait la dernière touche au véhicule mécanique, un chennillard Nodwell équipé d’une énorme caisse isolée contenant générateur, poste à souder, stock de pièces les plus urgentes et l’énorme caisse à outils. Frankie, un de nos mécanos était employé à plein temps à former nos nouveaux chauffeurs à la conduite de ces véhicules tous terrains qui étaient tout de même un peu spéciaux.                 
     N'oublions pas bien sûr le « party manager », une sorte d’administrateur, assistant du chef de mission, qui bien sûr ne faisait jamais rien. Homme clés sur cette équipe, dont le boulot de base était justement de n'être en charge de rien, mais de s'occuper de la multitude de taches qu'aucun des autres services ne faisait, et qui étaient tout de même indispensables à la bonne marche de l'équipe. En ce moment il courait comme un lapin, faisant de multiples aller-retour vers l’aéroport, récupérant notre personnel, le ramenant au camp de base, montrant à chacun sa chambre, expliquant l’agencement du camp, ou était les toilettes et la popote et répétant pour la millième fois les règles de sécurité de base très strictes dans ces conditions de froid et de travail sur la glace.
     Le camp, qui quelque jours plus tôt sommeillait la bas près du garage depuis près de 9 mois s’éveillait a la vie, les générateurs tournaient a fond assurant la chaleur et alimentant une myriade de projecteurs, car n'oublions pas qu’en ce début de janvier la nuit était presque permanente. Cette lumière artificielle éclairant la neige sale, les ombres des ouvriers, les énormes véhicules et les caravanes de couleurs vives donnait à la scène un effet irréel. L’activité était partout, chacun s’activait dans sa branche particulière, constamment à la recherche d'un coin chauffé, entrecoupant le travail de multiples tasses de café chaud.
     Il est évident que quel que soit le niveau de préparation, une opération de cette taille n’est jamais “fin prêt” à partir, mais néanmoins cette année la chose ne se pressentait pas trop mal. Malgré le froid tous les véhicules avaient démarrés sans trop de problèmes et tous tourneraient maintenant vingt-quatre heures sur vingt-quatre et ne seraient arrêtés que pour les indispensables vidanges et l’entretien le plus urgent. Toute réparation mineure et nom indispensable serait repoussée à plus tard, nous étions ici pour une période de production très brève et non pas pour bichonner notre matériel.
     Et c’est ainsi que le dix janvier, vit le départ de notre équipe vers la zone de travail sur la banquise. Un des topographes était rentré au camp avec un des buggys équipé d’un système de navigation, il précéderait le groupe et nous montrerait la route. Derrière lui viendrait les quatre trains de caravanes traînés par les bulldozers et ensuite la totalité des véhicules Buggys et Nodwell et enfin en dernier, comme toujours, pour le cas ou il y aurait des problèmes mécaniques le véhicule mécanique avec moi-même et mon pote Mike.     
     Le voyage devait durer trois jours, trois jours de voyage monotone a quelque dix kilomètres-heure, entrecoupés d’arrêt chaque soir, pour se restaurer, faire les pleins, vérifier tout le matériel rapidement. Si cette période de voyage était plutôt tranquille pour la majorité du personnel, elle était au contraire une période de haute activité pour l’équipe mécanique qui devait avoir l'œil a tout, caravanes, attelages, générateurs, véhicules, etc.
     Ce matin-là, je m'étais levé a cinq heures. Dans la pénombre de la chambre surchauffée, d'environs dix mètres carrés, que nous partagions a quatre, j'avais revêtu caleçon long et pantalon, chemise, deux pulls et une petite veste de plumes et par-dessus tout mon épaisse combinaison spéciale grand froid et mon épais passe-montagne, j'avais ouvert la porte de la chambre et j'étais sorti dans la nuit. Le ciel était dégagé et brillait d'un million d'étoiles, la bas, loin a l'horizon vers le nord, une aurore boréale étirait sa lumière. La nuit était calme, à peine un petit souffle de vent pour soulever la neige et créer les sempiternels petits nuages qui cachent tout a la vue. Le froid était un mur solide, il devait faire moins quarante ou moins cinquante, je reçu le choc du froid comme un coup au ventre, en l'espace de quelques secondes j'avais la goutte au nez et le peu de ma moustache qui dépassait du passe montagne était déjà gelée. Je m'éloignais de quelque pas et j'urinais face a la lune, mais le dos au vent sur une des barres d'attelage en métal, mon urine gela immédiatement sur la barre d’attelage et n'atteignit jamais le sol. Ayant réglé ce premier problème de la journée, je me précipitais vers la popote ou le cuistot m'accueillit en bras de chemise et m'offrit un demi-litre de café et une énorme omelette avec des toasts. Je dévorais le tout rapidement et ressortit très bientôt pour une dernière visite d'inspection du camp avant le départ. Muni d'une grosse torche électrique, je parcourus toute la longueur de nos quatre petits trains de caravanes. J'étais si occupé par mon inspection matinale que je butais presque dans le chef des chauffeurs de bull faisant la même vérification. Je le laissais donc en charge de ce travail et me dirigeais vers les buggys et les Nodwells, tout me paraissait en ordre, les pleins avaient été faits la veille et comme chaque réservoir était calculé pour trois jours de travail, nous étions tranquille.
     Les premiers chauffeurs commençaient d’arriver, ils me saluaient en bougonnant au sujet du froid et se précipitaient a l’intérieur des cabines qui bien sûr étaient chaudes, les moteurs ayant tournés toute la nuit et là ils attendaient patiemment leurs passagers et l’heure de partir. Quelqu’un, quelque part avait donné le signal du départ et lentement l’équipe se mettait en route.
     Mike avait récupéré notre véhicule, il l’avait conduit un peu à l’écart sur un minuscule monticule ou je le rejoignis retrouvant avec plaisir la chaleur de la cabine. Nous regardions dans la nuit, le camp qui s’étirait devant nous, attendant notre tour pour se mettre en route essayant de repérer avant qu’il n’arrive le prochain problème.
     Pendant que j’attendais, pour la première fois depuis trois semaines, je me laissais aller a un peu de relaxation. Je laissais mes pensées s’éloignaient de ce coin perdu pour retourner l’espace de quelques minutes vers ma femme et mes enfants qui m’attendaient bien loin d’ici et qui avait passés les fêtes sans moi.
     J’eus la gorge un peu serrée en repensant a mon départ a l’aéroport. Mon épouse avait bravement cachée ses larmes. J’étais descendu de la voiture, au dernier moment avant de me laisser m’éloigner vers l’avion, elle m’avait offert un petit paquet que j’avais ouvert pour découvrir a l’intérieur une chaîne d’argent et une grosse médaille. Le dessin, en relief sur la médaille, d’un style plutôt moderne, représentait la forme d’un ange ou d'un grand archange marchant dans l’espace.
     “ Ne le perds pas, il faut bien que quelqu’un garde un œil sur toi là-haut” avait-elle dit avant de passer la première et de s’éloigner dans la circulation.
     J’avais passé la chaîne autour de mon cou, j’avais glissé la médaille sous ma chemise et je m’étais précipité vers le comptoir d’Air Inter. J’ai honte d’avouer que je n’avais pas beaucoup pensé à cette médaille depuis trois semaines. Bien sûr, j’aimerais bien croire en un ange gardien en charge de ma destinée, mais je dois dire que lorsque je prends le temps d’y penser, la chose a tendance à me laisser fortement sceptique. Néanmoins, je crois que mon épouse y croit et je m’étais donc promis de garder cette médaille et de la porter aussi longtemps que je serais ici. Distraitement je passais ma main sous ma combinaison chaude et épaisse, sous mes pulls et dans l’encolure de ma chemise, mes doigts trouvèrent la chaîne et la médaille tiède de la chaleur de mon corps. Je la touchais pour quelques instants, je laissais mon pouce se promener sur le relief qui était la forme de l'ange, puis mon attention se reporta vers le convoi qui s’éloignait sur la neige et dans la nuit.
     Le voyage se passa en majorité sur la terre ferme, comme toujours quelque petits problèmes mécaniques, mais rien de grave, puis a un point connu, le premier véhicule conduit par un des géomètres avait obliqué vers la mer et avec un ensemble parfait toute l’équipe avait suivi. Nous avions voyagé quelques kilomètres sur la glace épaisse de près de deux mètres et nous étions maintenant en position pour commencer l’exploration de la zone.
     Comme bien d’autres avant moi, j’avais posé la question idiote “pourquoi attendre l’hiver et des conditions infernales pour ce travail, pourquoi attendre que la mer soit gelée pour pouvoir voyager sur la glace, pourquoi prendre de tels risques, alors qu’il serait  tellement plus facile avec un bateau sismique d’effectuer le même travail en été lorsque la mer n’est pas gelée “
     J’avais eu droit bien sûr a de longues explication, “ les fonds ne sont pas assez profonds pour une opération marine, nous avons de bien meilleurs résultats avec les vibrateurs, c’est plus rapide, plus précis, plus ceci et plus cela  “.... Mais à ce jour, je pense, encore que la raison est beaucoup plus simple “ bien meilleurs marché “ et après tout le risque n’est pas vraiment grand et les conditions pas vraiment mauvaises pour l’employeur dans les bureaux de Paris et le client quelque part au Texas.
     Tout le monde bien sûr se plaignait du froid intense qui rendait toute activité et tout travail extrêmement compliqué. Lorsque le vent soufflait le froid pénétrait partout, même sous les vêtements les plus chauds. Il n’était pas possible a un ouvrier de rester trop longtemps dehors et nous devions toujours être à proximité d’un véhicule ou pouvoir se réfugier au cas où. Mais, malgré cela tout le monde était heureux de savoir que nous vivions un des hivers les plus froids du siècle, après tout, nous étions sur la glace et personne ne voulait une glace trop mince ou trop molle.
     Avant toute chose l’équipe complète avait été convoquée a une réunion de sécurité, le chef des chauffeurs bulls avait patiemment expliqué a chacun ce qui bien sûr était évident, mais devait être répété et répété afin que nul ne l’oublie “ Nous somme sur la glace, elle est très solide, mais ne poussons pas la chance, chaque soir parquez vos véhicules assez loin du camp, ne les grouper pas en un point, parquez-les tous autour du camp afin de ne pas mettre tout le poids du même coté, etc., etc.
     Il y a deux types de contrat de recherche sismique. Le premier type de contrat que nous appelons “de grande exploration” consiste à explorer des zones très étendues, afin d’avoir une idée générale du sous-sol, afin de voir s’il y a des possibilités de réserve pétrolière a plus ou moins grande profondeur. Le second type de contrat consiste a se rendre dans une région ou un contrat “de grande exploration” aura été fait quelques années plus tôt et ou le client suspecte que le sous-sol est riche en or noir. Et là nous allons quadriller une zone de quelques kilomètres carrés afin d’essayer de définir exactement si les chances de succès valent la mise de fonds et bien sûr définir ou exactement placer sa grande sonde. 
     Le contrat qui nous occupait cette année-là était un contrat de grande exploration, ce qui revient à dire que nous allions “tirer“ plusieurs lignes de quelque cent kilomètres suivant plus ou moins la cote. La totalité du contrat se ferait sur la glace, la plupart du temps au-dessus d’eaux peu profondes, ce qui peut paraître un peu rassurant, mais j’avoue que je ne vois pas trop ou est la différence lorsque la glace craque s’il y a vingt-cinq mètres de flotte ou quatre-vingt.
     Sitôt la réunion de sécurité finit, toute l’équipe était en route. Un bulldozer, guidé par les topos, avait ouvert une “route” rectiligne à travers la neige. Sur le bord de cette “route” une équipe de manœuvres étendait le système de câbles et de sismographes dans une paterne bien définit à l’avance par le client et connectait ce système de câbles au laboratoire électronique. Aussitôt que nous avions suffisamment de câbles et de sismos sur le sol, les vibrateurs entraient dans la danse. Ils avançaient lentement, s’arrêtant a intervalles réguliers, posant leurs plaques sur le sol. Lorsque les quatre plaques étaient posées, a un signal radio du laboratoire, les quatre plaques commençaient a vibrer a la même cadence pour quelques secondes, puis les plaques se relevaient, les vibros avançaient ensemble de plusieurs mètres, posaient leurs plaques, attendait le prochain signal radio, vibraient une autre fois et la vibration finie repartaient pour quelques mètres, posaient leurs plaques, etc. et ainsi de suite pour environ dix-huit heures non-stop.
     Comme chacun peut le deviner, un boulot monotone a mourir, les manœuvres ramassaient le système de câbles et de sismos après le passage des vibros et repartaient vers l’avant pour l’étendre a nouveau. Les vibros avançaient lentement mais inexorablement bouffant du kilomètre, le laboratoire enregistrait toutes les infos amenaient par le système de câbles et ramenait le soir la production au chef de mission qui posait toujours la même question
     “ Combien de Kilomètres “
      Mon boulot était des plus simples, debout a cinq heures, casse-croûte rapide, puis environ une heure pour s’assurer que les vibrateurs étaient en état de marche et pour faire quelque petites réparations rapides. Puis tests électroniques pour confirmer qu’ils vibraient bien tous ensemble et enfin départ sur le terrain pour la production journalière et la jusqu'à dix ou onze heures du soir “PERMANENCE” sur le terrain. Toujours à proximité de ces P..... de vibros, dans l’attente d’un quelconque problème qu’il faudrait réparer le plus vite possible, car finalement, lorsque tout était dit, dans ces conditions infernales de course a la production, le mécano n’était jugé que sur son habileté a tenir ses quatre vibrateurs opérationnels avec le moins de temps perdu. Un boulot a la fois très facile et impossible, puisque je passais parfois des journées entières à ne rien faire, mais que je devais être présent, prêts à intervenir de cinq heures du matin a minuit et lorsque le moment d‘intervenir était là, une seule chose comptait “ régler le problème le plus rapidement possible “.
     Dès le début de la production, mon boulot était devenu a cent pour cent vibros. J’avais laissé la responsabilité du camp, des buggys et des Nodwell a Mike et au reste de l’équipe mécanique. Le contrat était payé aux kilomètres de production, et la production c’était l’avancement des vibrateurs et les mouvements des câbles et sismos qui d’un coup prenait priorité sur tout. Tous autres problèmes devenaient secondaires.
     Au début, l'idée de travailler et de vivre sur la glace en permanence rend tout le monde un peu nerveux. Nous avons tous entendu une ou plusieurs histoires de glace qui a craqué quelque part, puis peu à peu chacun s'habitue à la chose et très rapidement nul n'en parle plus et nul n'y pense. Mais je crois que même si l'idée de ces quelques mètres d'eau sous les pieds disparaît du conscient, cette pensée reste toujours plus ou moins dans le subconscient. Je pense que c'est pour cela que sans m'en rendre compte, j'avais au fil des jours développait une petite habitude. Chaque matin au moment de sortir du camp, j’ouvrais ma combinaison, ma main se glissait sous mes deux pulls, passait dans l'encolure de ma chemise, trouvait la chaînette d'argent et le médaillon tiède de la chaleur de mon corps et mon pouce se promenait sur la forme en relief de la médaille, frottait ce grand archange qui si j’en croyais mon épouse était là pour me protéger.
      Il est évident que dans ces conditions de grand froid, nous avions des multitudes de problèmes mécaniques, tant sur les vibros que sur le camp, les buggys et les Nodwells. Un des principaux problème étant tout simplement “le gasoil qui gèle” et qui sous l’effet du froid se transforme en une sorte de pâte qui ne peut plus passer à travers les filtres et donc faute d’être alimentés en carburant le moteur s’étouffera. Si quelqu’un s’aperçois du problème immédiatement la chose ne sera pas très grave, changement de filtres et redémarrage. Mais si pour une raison quelconque le moteur reste arrêter pendant plusieurs heures et refroidit il faudra le chauffer pendant des heures pour pouvoir le redémarrer. Nous avions des chauffages au gaz, mais le gaz était si froid qu’il ne brûlait pas. Nous avions aussi des chauffages au gaz oil qui refusaient de fonctionner, car la chaleur de la flamme dans cette atmosphère très froide n’était pas suffisante pour réchauffer la sécurité thermique. Je dois dire que c’est le seul endroit au monde ou j’ai vu des tubes au néon, dans l’atelier mécanique qui refusaient de s’allumer lorsque la porte était restée ouverte trop longtemps et que l’intérieur de l’atelier était aussi froid que l‘extérieur.
     Je me souviens d’un jeune français venu rejoindre notre équipe et qui eut la malchance de commencer un des jours les plus froids de l’année. Il devait venir avec moi sur le terrain, mais je le perdis de vue dans la cohue du démarrage du matin. Je partis a sa recherche et je le retrouvais debout, bras ballants, dehors, près de la caravane atelier, répétant stupidement “ce n’est pas possible on ne peut pas travailler comme ça , ce n’est pas possible, ce n’est pas possible “ Je l’expédiais a la popote pour boire un café et se remettre, je dois dire qu’il ne se remit jamais et fut rapatrier en France quelque jours plus tard.
     Le travail bien sûr, était sept jours sur sept et les heures étaient innombrables, l'équipe de manœuvres rentrait au camp un peu plus tôt, mais faisait tout de même un minimum de douze a quatorze heures par jour. Les électroniciens étaient deux et s'organisaient de manière a réduire leur temps de présence, les chauffeurs de vibrateurs étaient six pour quatre machines, ce qui leur permettait de jouer an peu avec les heures et de récupérer de temps en temps. Par contre a l'échelon mécanique la vie était infernale, nous étions les premiers embauchés et les derniers débauchés et dans ces conditions de froid il y avait toujours un nouveau problème a régler et bien que relativement nombreux, nous avions toujours trop de boulot pour pouvoir nous relâcher. 
     Même si souvent dans la journée, je me permettais une petite ou une longue sieste dans le véhicule atelier, pendant que mon aide conduisait et suivait les vibrateurs, j’étais tout de même présent au boulot plus de dix-huit heures par jour. J’attaquais chaque jour a cinq heures et je ne terminais jamais avant minuit, je ne voyais que très rarement et pour des périodes très brèves mon lit et je ne prenais même pas le temps de prendre une douche.
     En fonction de quoi j’aimerais saluer ici un de mes chefs, dont je préfère taire le nom, que je n’oublierais jamais, suite à une remarque qu’il fit par un beau matin. Pour une raison que j‘ai depuis longtemps oubliée, je traînais au camp ce matin-là et je me trouvais a sept heures du matin a la popote en train de boire un café avec un des autres mécanos, parlant de je ne sais quoi. Lorsqu’il entra, il jeta un regard rapide dans la pièce et se permis cette remarque admirable avant de ressortir rapidement
     “ L’embauche, c’est à six heures du matin, pour les mécanos comme pour les autres”
      Sachant que j’étais payé sur la base de huit heures par jour, comme tout Français moyen et que j’en faisais largement le double, j’ai depuis toujours gardé cette remarque en mémoire. Ça fait plus de vingt ans maintenant, le père, permet moi de saluer ta connerie.
     Tout ceci, bien sûr, n’est que pour situer un peu le décor, que pour décrire un peu l’atmosphère générale de ce camp en Alaska vers le début des années quatre-vingt. Tout ceci n’est que pour vous parler un peu des conditions de travail et pour vous aider à vous faire une idée des fameuses journées de blizzard qui nous arrivèrent sur la gueule en cette troisieme semaine de février 1983.
     L’équipe tournait depuis le début de l’année, la production était bonne, la lumière du jour augmentant chaque jour nous permettait maintenant des journées de travail presque normales. Le froid était constant et nous assurait une bonne glace sous les pieds, l’un dans l’autre tout allait relativement bien, le chef de mission s’était absenté pour quelque jours laissant l’équipe entre les mains d’un jeune américain, Dave, avec lequel je m’entendais très bien.
     La journée avait bien commencé, le travail progressait normalement, mais il y avait dans l'équipe une nervosité inhabituelle, tout le monde écoutait la radio et tout le monde pouvait entendre les prévisions météorologiques qui n'étaient franchement pas bonnes. La radio annonçait que le blizzard du siècle était en route directement vers la zone où nous étions et si l'on pouvait en croire la radio, ce blizzard allait être de taille, vent de près de cent kilomètre-heure, température extrêmement basse, orage en mer et chute de neige de plusieurs pieds.
     Vers trois heures de l'après-midi, la vitesse du vent commença à augmenter, un épais brouillard s'abattit sur la zone, le vent soulevait la neige sur plusieurs mètres de hauteur créant un genre de nuages épais que ici nous appelions un “White out”  qui pourrait être traduit par “tout blanc”. En l'espace de quelques minutes, a cause de ce brouillard et de cette neige qui flottait dans l’espace, la visibilité devint presque nulle. J'ignore encore a ce jour qui pris la décision, mais l'ordre tomba rapide et bref  "retour vers le camp immédiat". Je remercie le ciel que le jeune qui était avec moi ce jour-là et qui conduisait le Nodwell avait des yeux de chat. Fidèle a la tradition nous étions resté en dernier sur le terrain toujours "au cas où" et lorsque nous primes la direction du retour il était devenu presque impossible de faire la différence entre le sol blanc de neige, le brouillard et les tourbillons soulevés par le vent.
     Au bout de près de deux heures de voyage dans la tourmente, à vitesse extra lente, j'eus l'immense plaisir de reconnaitre les caravanes oranges, nous étions de retour au camp, toujours sur la glace et au milieu d'un blizzard catastrophique, mais au moins nous étions au camp avec un semblant de sentiment de sécurité. La mer au loin allait se déchaîner et les chocs répètes de l'eau allait secouer la banquise et risquaient bien sûr de faire craquer la glace, mais il faisait si froid que le risque était tout de même réduit. Par radio, j'avais insisté lourdement et m'étais assuré que chaque chauffeur, avant d'abandonner sa machine, fasse le plein juste à la gueule. Les Nodwells et les buggys avaient des réservoirs assurant trois jours de travail, ce qui revenait à dire qu’au ralenti, ces machines pouvaient tourner près de quatre jours sans problème. Par contre les réservoirs des vibrateurs ne pouvaient nous assurer que 24 heures de fonctionnement au ralentit, il serait donc nécessaire de refaire le plein demain, mais pour le moment nous étions tranquille.
     Je ne fis pas ce jour la mon tour d’inspection pour m’assurer que tout était okay, la chose était simplement impossible, le temps était devenu vraiment mauvais, la visibilité était extrêmement réduite, je crois même qu’il avait commencé a neigé, mais entre le brouillard et le vent qui soufflait il était impossible de savoir si la neige qui flottait autour de nous venait du ciel ou du sol.
     J’abandonnais mon véhicule à proximité de l’atelier, je remarquais du coin de l'œil que les vibrateurs n’étaient pas très loin et je me précipitais vers la popote ou je fus accueillis par le parti manager qui ce soir comptait le personnel pour s’assurer que tout le monde était de retour. 
     Tout le monde était au camp, j’étais le dernier, il ne nous restait donc qu’à attendre la fin du blizzard en espérant qu’il ne durerait pas trop longtemps. Tous les véhicules tournaient et donc resteraient chauds, les générateurs étaient presque neuf, nous pouvions compter sur eux, le seul boulot pour les prochaines heures serait de s’assurer que le vent ne pousse pas la neige devant les aérations importantes des générateurs ou autres aérations de survie. Et sur ces bonnes pensées, je dînais en compagnie du parti manager, je bus plusieurs tasses de café et me réfugiais dans ma piaule avec l’idée de dormir pour de longues heures. Au moment de sortir de la popote, dans un geste qui était maintenant devenu presque machinal, ma main chercha la chainette d’argent sous ma chemise et mon pouce trouva la médaille et caressa le relief du grand archange.
     Le vent souffla toute la nuit semblant venir de l’autre bout du monde, les caravanes vibraient de partout, mais tenait le coup. Je pensais, que dut a l’arrêt de la production, et en l’absence de la pression du travail, j’allais dormir comme un pavé pour de nombreuses heures, mais le lendemain, comme d’habitude j’étais debout a cinq heures, je pris mon petit déjeuné, vérifiais les générateurs. Puis je passais quelques heures en compagnie de Dave a dégagé des fenêtres qui étaient recouvertes de congères, puis je passais la journée stupidement à observer le vent et la neige en me demandant quand le blizzard cesserait. Au fur et à mesure que la journée passait, le vent semblait augmenter de plus en plus, je m’inquiétais pour mes vibrateurs, me rendant compte que très bientôt il faudrait allez faire le plein des réservoirs et la visibilité étant nulle, la chose serait tout simplement impossibles.
     Vers cinq heures du soir, je retrouvais Dave dans son bureau, pour discuter du problème.
     “Look Dave, il fait trop de vent, la visibilité est zéro et plus que zéro, la température est tellement basse qu’on n’ose même plus en parler. Il est absolument impossible de faire le plein de ces saloperies, donc il est évident que dans les prochaines heures elles vont tomber en panne de gas-oil. Ce qui veut dire qu’au moment de les redémarrer, non seulement les moteurs seront glacés, mais en plus ils seront désamorcés et crois-moi redémarrer des moteurs désamorcés par moins cinquante est pratiquement impossible, nous y passerons des heures et des heures, nous allons perdre des jours de production. Donc une seule et unique solution, il faut arrêter ces moteurs avant qu’ils ne désamorcent, ils seront froids, donc très dur a redémarré, mais cela restera dans le domaine du possible, alors que s’ils désamorcent, on ne sait pas du tout ou on va, donc ceci dit, t’es le chef et moi aussi, tu viens avec moi, on y va “                                
     Il n’était pas nécessaire d’être un grand psychologue pour se rendre compte que Dave n’était pas vraiment enthousiasmé par l’idée d’aller se balader dans la tourmente ce soir-là. Mais il avait suffisamment le sens des responsabilités pour se rendre compte que ce boulot devait être fait, et que par nos positions respectives nous étions automatiquement les volontaires désignés, il était hors de question de demander a quelqu’un d’autre d’y aller.
     La décision étant prise, il ne restait plus qu’a agir. Dave m’accompagna jusqu'à l’atelier mécanique ou ensemble nous nous couvrir le plus chaudement possible, lunettes, passe-montagne, capuche, godasses, etc, puis ne trouvant pas une corde dans l’atelier, j’utilisais une rallonge électrique pour nous amarrer l’un a l’autre. J’ouvris la porte que le vent m’arracha des mains, dehors le Blizzard était au maximum de sa force, le brouillard avait épaissi, la neige volait dans tous les sens et pénétrait jusqu’au plus profond de nos vêtements, rentrait sous les lunettes et sous le passe-montagne, la visibilité était tellement mauvaise que je ne suis pas sûr que je pouvais voir ma main devant moi. Avant de sortir de la caravane, je regardais Dave, le bruit du vent rendait toute conversation impossible. Il hocha la tête avec fatalité, je pris ce mouvement pour un Okay, et je sortis de la caravane en direction de mes machines. Je savais exactement où elles étaient, mais je ne les voyais absolument pas. Une pression sur la rallonge électrique m’informa que Dave avait hésité, puis la pression se relâcha et je devinais qu’il était derrière moi. J’avançais totalement à l’aveuglette, en quelques secondes le froid avait déjà atteint ma peau, je marchais penché contre le vent, il y avait quatre énormes machines là-bas, je ne pouvais pas les louper. Tout à coup, je sentis, plus que je ne vis devant moi une masse sombre, je compris que j’avais atteint mon but, j’avais trouvé mes vibros. Dave était a mon côté, durant les prochaines minutes je marchais en tâtonnant d’une machine a l’autre, par chance elles étaient garées assez près les unes des autres et sans perdre de temps j’arrêtais les moteurs. Je flottais dans l’espace, n’étant plus sûr de rien, obsédé par une seule idée, éteindre les moteurs et revenir vers l'atelier. Finalement après avoir arrêté le dernier et conscient d’avoir accompli ma mission, je regardais Dave qui m’avait suivi pas à pas afin de me prêter main-forte "au cas où'. De la tête je lui signalais que nous étions prêts à faire demi-tour, je doutais qu’il puisse me voir, mais il sembla deviner mes intentions, encore vingt-cinq mètres et tout serait fini. Je commençais d’avancer en direction de ce que je pensais être l’atelier mécanique, Dave me saisit par l’épaule et me montra une autre direction. Je ne voyais rien, je ne savais plus ou j’étais, je commençais à sentir le froid me pénétrer les os, j’acceptais sans hésiter de le suivre, persuadé qu’il savait ce qu’il faisait. Tout en marchant vers notre but, j'eus la présence d'esprit de compter nos pas, ce retour me semblait vraiment interminable, après quelques trente pas et ne voyant toujours rien, je commençais a m'inquiéter. A quarante pas j’avais atteint la certitude que nous étions en train de nous paumer et d'un coup, nous nous trouvèrent devant un mur de neige, cette congère n’était pas sur notre chemin quelques minutes plus tôt et il devint évident que nous marchions dans la mauvaise direction. Je me retournais regardant en direction de Dave, je le voyais à peine, mais je devinais son hésitation et je compris que lui aussi s’était rendu compte que nous étions en train de nous perdre. Nous n'étions qu'à quelques mètres du camp, à quelques mètres de la chaleur et du salut. Nous nous regardions stupidement sans même être capables de nous voir, sans savoir ou était ce foutu camp. Nous étions debout au milieu de la tourmente, je me maudissais de ne pas avoir pensé à m’amarrer a l’établi ou autre, de ne pas avoir pensé à remarquer la direction du vent lorsque nous étions sortis de l’atelier, je cramponnais Dave espérant que peut-être il était moins perdu que moi, mais il restait les bras ballants regardant dans ma direction.
     Combien de temps cela dura, je n’en sais rien, j’essayais de réfléchir, de trouver une solution, de deviner la bonne direction, de ne pas paniquer et de raisonner calmement. J'eus une pensée pour mon épouse, mes gosses, le médaillon a mon cou et le grand archange qui était supposé me protéger, je crois que pour lui le moment était venu de s'occuper de moi. Pour un instant, pour un micro instant, le vent sembla faiblir un peu, la nuit parut se calmer, là-bas sur la droite, au milieu des tourbillons de neige, je crus apercevoir une tache orange, une lumière. La lueur avait déjà disparue, mais je l'avais vu suffisamment longtemps pour pouvoir m'orienter, j'en étais sûr, ce ne pouvait être que la lumière de l'atelier par la porte que nous avions laissé grande ouverte. Je n’avais aucun doute, je saisis Dave par l'épaule, je le fis pivoter dans la bonne direction et je l’entraînais, il me suivit sans hésiter. Au fur et à mesure que nous approchions la tache orange réapparue peu à peu, floue tout d'abord et puis de plus en plus clair, il n'y avait aucun doute nous marchions dans la bonne direction. Après une vingtaine de pas, la porte ouverte de l’atelier apparut, j’étais épuisé et a moitie KO, Dave avait vu la lumière et m’entraînait a l’intérieur. Mettant en commun les forces qui nous restaient nous réussir a fermé la porte épaisse. Le blizzard disparut à l’extérieur, l’atelier semblait chaud et calme après l’infernal bruit du dehors, côte à côte nous étions appuyés contre l’établi reprenant notre souffle, récupérant après notre effort et notre peur. Je détachais le cordon de ma capuche, j’arrachais mon passe-montagne, je jetais mes lunettes, je respirais désespérément essayant de retrouver la vie, je regardais vers Dave, lui aussi paraissait okay
     Pour de longues minutes nous restèrent la, appuyés sur l’établi, retrouvant notre souffle, retrouvant la chaleur, oubliant peur et panique, n’osant pas parler de peur de “craquer “ Dave finalement me regarda
     “ Pour un moment là-bas je dois le dire, j’ai eu peur, franchement je ne savais plus ou on était, si tu ne m’avais pas poussé je crois que j’y serais encore ... viens a la popote je te paye un café ”
     “Va’s’y, je te rejoins dans cinq minutes, je suis trop vieux pour ce genre de plaisanterie le père, faut que je récupère”
     Dave sorti de la caravane et s’éloigna vers la cuisine, je crois que comme moi, il voulait être seul. Je restais dans l’atelier essayant de me rappeler ce qui s’était passé dehors, l’espace d’un instant j’avais vraiment été perdu, l’espace d’un instant je n’avais vraiment pas su ou j’étais et sans cette micro seconde de calme qui m'avait permis de voir cette lueur orange je n’aurais jamais su qu’il me fallait pivoter vers la droite. Cela avait été si rapide j'arrivais même a en douter d'avoir vraiment vu cette lumière, a ce jour je ne sais toujours pas si je l'ai vraiment vu ou bien si j'ai réagi cette nuit-là purement par instinct .... ou bien, ou bien le grand archange était-il venu a notre aide ?
     Evidemment, c’était absurde, les anges et les grands archanges ont d’autres choses a faire que de s’occuper des couillons qui se promènent dans les blizzards au pôle Nord. Pourtant, poussé par je ne sais quoi, dans le vieux geste machinal, ma main tira la fermeture éclair de ma combinaison, ma main se glissa sous les deux pull-overs et dans l’encolure de ma chemise, ma main trouva la chaînette en argent, tiède comme toujours de la chaleur de mon corps, mon pouce descendit et trouva la médaille et frotta la petite forme en relief.
     Le blizzard dura près de trois jours et stoppa comme il avait commencé. Aux premières lueurs de l’aube du troisième matin, le brouillard se leva et le vent s’arrêta. Un grand calme s’abattit sur le camp, un soleil un peu tristounet se montra a l’horizon, après le hurlement du vent pendant trois jours le calme semblait bizarre. La température était presque clémente (à peine moins trente), mais les prévisions météorologistes nous annonçaient une nouvelle vague de froid en route vers notre position. Le camp tout entier semblait recouvert de neige et n’était qu’une immense congère, il nous fallait agir vite avant l’arrivée de ce froid et en profiter pour reprendre contrôle de la situation. En l’espace de quelques minutes le camp qui dormait était sur pied de guerre. Tout d’abord, il nous fallait dégager un des bulls, qui une fois dégagé fit le plein et ensuite libéra les autres de la montagne de neige qui les recouvrés. Les bulls étaient partout à la fois, en premier ils dégagèrent le pourtour de l’atelier mécanique qui n’était qu’une immense congère, puis ils dégagèrent les vibros qui furent traîné près de l’atelier ou j’attaquais la remise en route. Les moteurs étaient glacés, les batteries à moitié déchargées et la remise en route nécessitait des heures de chauffage de la masse métallique avant même d’envisager de toucher le démarreur. Mike faisait le tour des Nodwells et des buggys, deux ou trois d’entre eux s’étaient arrêtés durant le blizzard, mais la situation ne semblait pas trop mauvaise. Toute l’équipe travaillait comme des malades, dégageant les véhicules, les caravanes, les portes et les fenêtres, les réservoirs de carburant, etc.. La journée passa et déjà c’était la nuit, je travaillais plus de trente heures non-stop. Je ne tenais plus debout, mais après trente heures de travail acharné à dégager la neige amassée par le vent autour des moteurs, a traîner des chauffages, des bâches, des chargeurs de batteries, des rallonges électriques et je ne sais quoi d'autre, j’eus la satisfaction d’annoncer a Dave que l’équipe vibros était prête à sortir quand il voulait.
     Et en fin de matinée du quatrième matin, l’équipe repartait sur le terrain, la vague de froid arrivait avec des températures qui descendirent a près de moins soixante-dix, mais je dois avouer que je ne vis pas beaucoup de ce froid. Certes j’étais sur le terrain “au cas ou “, mais j’étais a l’arrière du véhicule méca ou je dormis comme un pavé tout le jour avant de rentrer au camp ou je dormis encore comme une masse.
     Durant les jours qui suivirent, les températures retrouvèrent la normale et le travail reprit comme si de rien n’était. J’étais présent dans l’équipe depuis près de deux mois et demi, la compagnie jugea qu’il était peut-être temps de me renvoyer à la maison et un beau matin j’accueillis mon remplaçant qui allait terminer le contrat. Nous passèrent trois ou quatre jours ensemble, puis Dave me fis l’honneur de me ramener a l’aéroport lui-même. Au moment de se séparer, il me serra chaudement la main, me souhaita bonne chance, en espérant se revoir sous d’autres cieux plus cléments, sur un autre chantier quelque part et merci pour tout. Il était l’heure de partir, je m’éloignais dans la cohue, vingt mètres plus loin je me retournais et je le saluais de loin, puis je passais la porte, et tout en marchant vers l’avion, dans le vieux geste machinal, ma main se glissa sous ma chemise, trouva la chaînette et le médaillon tiède de la chaleur de mon corps et mon pouce frotta la petite forme en relief ....... et a ce jour ... parfois .....  je me demande ......

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