lundi 21 avril 2025

18 La peche a la senne

                     La pêche a la senne

     Pour toute personne, curieuse des choses de la mer, le gommier est un bateau très intéressant, en ce sens qu'il semble être aussi ancien que le monde. Pendant des siècles, tous les habitants des Caraïbes ont voyagé d'île en île à bord de ces pirogues de bois, allant parfois très loin, sur une mer qui n'était bien sûr pas toujours calme, à bord de ces embarcations qui n'étaient tout de même que de longs troncs évidés, propulsés à la pagaie où a l'aviron.
     Le gommier de la Martinique n'est en somme que le dernier descendant de ces pirogues anciennes. Au fil des siècles, sa forme a un peu changée, il s'est vu ajouter un mat et une voile et plus récemment a reçu un moteur hors-bord, mais il reste encore et toujours la vieille pirogue traditionnelle creusée dans un tronc d'arbre.
     Le Gommier est nommé ainsi, car il est creusé dans le tronc de l'arbre du même nom, de chaque côté, deux planches rehaussent le tronc évidé, sur toute la longueur. Avec son mat et sa large voile carrée, il peut devenir dans les mains d'un bon marin une embarcation relativement rapide et efficace, mais il reste tout de même un bateau assez difficile à manœuvrer, car il n'a pour ainsi dire pas de quille. Naviguer a la voile avec un gommier, si l'on veut essayer de faire un peu de vitesse et profiter au maximum du vent devient donc une activité assez sportive, puisqu’il sera nécessaire a l'équipage de sortir du bateau et de s'accrocher sur des barres de bois prévues a cet effet, le plus possible a l'extérieur de la coque afin de faire contrepoids et de compenser la force du vent sur la voile.
     Durant de nombreuses années, le gommier était pratiquement la seule embarcation du pêcheur de la Martinique, utilisé autant pour les différentes sortes de pêches que pour le transport de passagers tout autour de l’île.
     Je crois comprendre que depuis quelques années le gommier est en voie de disparition et qu'il est peu à peu remplacé par des embarcations beaucoup plus modernes. Mais il y a quelque trente ou quarante ans, il était encore le “ bateau “ Martiniquais et ayant eu la chance d'avoir un ami pécheur, je garde le souvenir de fantastiques ballades sur la mer des caraïbes et de quelques courses passionnantes, même si elles se terminaient inévitablement par des courbatures multiples et douloureuses. Plusieurs heures à faire le contrepoids accroché à une barre de bois au-dessus de l'eau améliorent sans discussion les performances du gommier, mais il y a tout de même un prix à payer pour la victoire.
     Ce samedi-là, Charlie m'avait entraîné sur la grande bleu pour l'aider à poser des nasses, la journée s'était passé agréablement et calmement. Nous avions un peu taquiné le vent en rentrant, mais sans vraiment se prendre au jeu et nous terminions la journée au petit bar de Sainte Luce en sirotant quelque " ti punchs " glacés. Avant de se séparer, Charlie m'invita à le rejoindre le lendemain de bonne heure pour une pêche a la Senne.
     “Tout le village sera la" dit-il, "c’est la plus grande pêche de l'année, tu ne peux avoir que du bon temps, et ça te fera les muscles un petit peu, aller bonne nuit, n'oublie pas demain de bonne heure, sur la plage “
     Le lendemain matin j'étais sur la plage de très bonne heure, il ne faisait pas encore  jour, mais déjà Charlie et une dizaine d'autres gommiers étaient partis en mer. Je les apercevais la bas, ombres vagues sur la mer, à peine visible dans le soleil levant. Tous avaient levé la voile de leur embarcation et silencieusement, sans hâte, s'éloignaient de la terre. Partis d'un même point au centre de la plage, ils s'en allaient vers le large en s'écartant les uns des autres, le but de la manœuvre étant pour eux de se retrouver au lever du soleil à l'entrée de la petite baie, à quelque cent ou cent cinquante mètres les uns des autres, fermant ainsi toute la largeur du petit bras de mer. Là, ils feraient demi-tour, baisseraient les voiles et a la pagaie, reprendraient la direction de la plage, le bruit des pagaies et le glissement des gommiers sur la surface de l'eau rabattraient les poissons devant eux.
     Le plus grand gommier, au centre était chargé d’un immense filet, empilé avec beaucoup de précautions, d’une manière bien précise lui permettant de se déployait sans risque de s’emmêler. Chaque extrémité de ce filet était solidement amarrée à un solide filin long de quelques deux cents mètres. Au moment choisi par le maître de la pêche, la dizaine de gommiers en mouvement vers la plage, ralentiront l’allure. Deux d’entre eux se rapprocheront alors du centre vers le plus grand gommier et saisiront chacun un des filins et lentement commenceront à s’écarter de chaque côté, entraînant derrière eux le long filin qui lui-même entraînera bientôt le filet, le déployant en arc de cercle à travers la largeur de la petite baie. Lorsque le filet sera bien étalé sur toute sa longueur les deux gommiers tireurs se dirigeront vers la berge et remettront les deux bouts de filin dans les mains d’une équipe de tireurs en attente sur la plage. Ensuite ces deux gommiers tireur de filins rejoindront leur place, derrière le filet, le surveillant avec beaucoup d’attention, s’assurant qu’il ne se coince pas dans quelques rochers, ou autres débris au fond de la mer. A bord de chaque gommier, au moins un membre d’équipage, excellent nageur sera prêt a sauter a l’eau et le décoincer si nécessaire.
     Mais pour le moment il n’était que six heures du matin, le soleil se levait à peine, les premières lueurs du jour venaient éclairer la plage et si les équipages des gommiers étaient déjà en action, ici à terre, les équipes de tireurs avaient encore beaucoup de temps devant eux pour se rassembler et s’organiser. Aujourd'hui, ce n’était pas, juste une autre pêche a la Senne, avec un filet de deux ou trois cents mètres de long et deux ou trois gommiers en mer pour l’étaler, nom aujourd’hui c’était “ La grande pêche a la Senne “ de l’année. Aujourd’hui c’était trois filets qui avaient étaient attaché ensemble, quelque huit ou neuf cents mètres de filet, qui s’étalerait bientôt à travers la baie. Aujourd’hui c’était une dizaine de gommiers sur l’eau, rabattant le poisson et étalant le filet à travers la largeur complète du petit bras de mer. Aujourd’hui c’était le village complet participant à la pêche, ce n’était plus la pêche, mais la fête au village, simplement, entre amis, comme au bon vieux temps.
      Lorsque j’arrivais sur la plage, je retrouvais le père de Charlie et deux ou trois anciens, faisant semblant de s’occuper d'un million de choses inutiles. Mais en réalité ils attendaient  l’arrivée du reste du village et surtout des femmes qui seraient la très bientôt les bras chargés du petit déjeuner traditionnel qui se composerait de jus de fruit frais, goyave, ananas, orange, etc. et aussi bien sûr de crêpes au sucre et autres pâtisseries variées. Le tout arrosé, non pas, par le classique bol de café, mais aujourd’hui remplacé par le traditionnel décollage, autre mots pour “ petit coup de rhum “
     Bientôt, les habitants du village qui n’étaient pas à bord des gommiers rejoignirent les anciens sur la plage, tout le monde était d’une bonne humeur communicative. Le petit déjeuner se passa bien sûr très bien, pratiquement toute la population était là, la journée commençait à se réchauffer et tout le monde se saluait joyeusement se complimentant a l’avance de ce qui allait être une fantastique partie de pêche.
     Je me sentais un peu étranger dans ce groupe de villageois se connaissant tous, de plus, j’étais le seul blanc parmi cette assemblée de créoles parlant leur patois chantant, plus ou moins incompréhensible pour le métropolitain que j’étais. Plusieurs personnes savaient que j’étais le copain de Charlie et cela était suffisant et chacun faisait des efforts pour me mettre a mon aise. Très rapidement je me sentis chez moi et je les remercié en silence de leur gentillesse.
     Sous les palmiers, plusieurs des anciens revenaient pour un second ou troisième ou quatrième tour au décollage. Les langues se déliées, les plaisanteries s’échangeaient, le père de Charlie, un incomparable conteur avait déjà ressemblé une audience enfantine et les entraînait de la voix sur une mer merveilleuse ou les gommiers et leurs équipages font des prouesses.
     Heureusement, ils restaient encore sur la plage plusieurs pécheurs calmes et sobres gardant un œil sur les bateaux en mer et suivant leurs activités avec attention. Les deux gommiers tireurs s’approchaient de la plage, traînant derrière eux les longs filins, le petit déjeuner était fini, c’était maintenant l’heure de commencer à tirer les filets.
     Un coup de sifflet strident retentit sur la plage, nul ne savait qui avait sifflé, mais tout le monde savait pour quoi et tous ensemble, les enfants et les jeunes en têtes se précipitèrent vers la mer, les filins changèrent de mains, et déjà sur le sable une poignée de gosses commençaient à tirer comme si leur vie dépendait de cette pêche. J’essayais de rester calme, mais je dois avouer que moi aussi je commençais à me prendre au jeu et à sentir l’enthousiasme du moment.
     Très bientôt la folle énergie du départ se calma un peu, les filets étaient tout de même très lourd et très loin et nous avions pour le moins une paire d’heures d’effort soutenu à tirer comme des malades. Je ne sais combien de personnes étaient là, probablement plus d'une centaine, gosses, jeunes et vieux. Les plaisanteries fusaient de droite à gauche, les jeunes garçons changeaient de place et se replaçaient comme par hasard a proximités des jeunes filles qui faisaient semblant de ne rien remarquer. Ils gonflaient leurs muscles tout en essayant d’accrocher un regard qui se dérobait pour revenir vers eux.
     La bonne humeur était partout, deux “ mamas “se promenaient le long de la ligne offrant à boire des jus d’orange frais ou de l’eau glacée. Là-bas deux jeunes se disputaient pour Dieu sait quoi, un gamin cherchait sa maman et le rire d’une jeune fille résonnait dans le matin. Tous ces bruits se mélangeaient dans la cacophonie bon enfant de la pêche a la Senne.
     Malgré les plaisanteries et la bonne humeur, le travail continuait, car quoi qu’on en dise, nous étions vraiment en train de travailler. Les filets devenaient de plus en plus lourds et nous tirions tous, sachant bien sûr que plus lourd serait le filet, meilleurs serait la pêche. Si j’étais ici pour un peu d’amusement et le plaisir de découvrir de nouveaux amis et d’expérimenter quelque activité nouvelle et inhabituelle, tous les gens autour de moi étaient ici pour gagner leur vie et pour eux, a côté du moment de plaisir et d’amusement il y avait avant tout les repas de plusieurs jours. Les filins étaient maintenant sur la plage et nous commencions à tirer directement sur les filets. Là-bas, pas très loin nous pouvions voir une masse de poissons, soit déjà pris dans les filets ou nageant devant. Je tirais comme un maniaque, fier et heureux d’avoir était accepté par le village et voulant leur montrer que je méritais l’amitié qu’ils m’offraient sans condition, j’avais la peau des mains à moitié arrachée, mais je continuais de tirer avec fanatisme.
     La masse de poisson n’était maintenant plus qu’à quelques mètres, et les enfants plongeaient dans l’eau, se mélangeant à la masse vivante et attrapant les plus belles pièces à pleines mains, agrippant les gros poissons sous les ouïes et les jetant sur la plage où ils commençaient déjà à s’empiler. Poussant des Hans Hans hauts et forts, tous ensemble nous tirions les derniers mètres. Derrière le filet, la dizaine de Gommiers suivaient de prés, s’assurant que tout se passait bien, le filet était plein a craquer, des centaines de poissons arrivaient sur la plage, attrapés et jetés sur le sable par des dizaines de pécheurs heureux et riant aux éclats. Les équipages des embarcations mettaient pied a terre et discrètement se dirigeaient vers les bouteilles de rhum pour le décollage, qu’eux, bien sûr n’avaient pas encore eut. Il était dix heures du matin et bien trop tard pour le fameux décollage, mais hey, mieux vaut tard que jamais. Deux ou trois garçons lorgnaient vers les chemises trempées des filles, tout le monde le remarquait, mais cela aussi faisait partie de la pêche. Loin derrière sous les palmiers un tamtam était apparu de nulle part et quelqu’un battait un rythme rapide et entraînant. Le village se détendait, s’amusait, travaillait et vivait ensemble.
     Durant près de deux heures, fidèle à un rite et un règlement, établi par des traditions vieilles comme le village, et auxquels bien sûr je ne comprenais rien, les pécheurs procédèrent au partage de la prise abondante et généreuse. Tour à tour, chacun s’en allait vers son logis afin de ranger précieusement sa part de la pêche et libéré de ce devoir revenait sur la plage pour un après-midi de chants, danses, boissons et amusements.       
     Bien sûr on m’offrit une part de la prise que bien sûr je refusais. Suite a l’insistance de tout le monde je dus préciser que le célibataire que j’étais ne saurait vraiment pas quoi faire de ce trésor et j’insistais pour que ma part soit ajoutée a la part qui avait déjà était mis de côté pour le blaff. Solution qui satisfaisait tout le monde puisque je ne donnais ma part à personne, mais à tout le monde.
     Une énorme marmite était déjà installée sur un feu de bois et un groupe de femmes s'occupait a préparé le blaff, la soupe de poissons qui ce soir régalerait tout le monde, ma part fut donc ajoutait dans la marmite au grand plaisir de chacun, a commencé par moi. J’avais passé une journée formidable, tout le monde m’avait ouvert les bras, pour une journée j’avais fait partie du village, j’avais un peu abusé du rhum blanc et du ti punch et je nageais dans une euphorie heureuse. Mais il était temps pour moi de m’éloigner, la soirée et la nuit leur appartenaient, de plus il me faudrait plusieurs heures pour rentrer en stop, je serrais la main de Charlie, je le remerciais et saluant tout le monde à grands gestes, je m’éloignais dans la douceur de l’après-midi. 

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