vendredi 21 novembre 2025

11 La patte du croco

                                  La patte du croco

     Je dois dire que, depuis bientôt près de quarante ans que je traîne un peu à droite et à gauche, j'ai eu au fil des jours et des années beaucoup de domiciles. Des bons et des moins bons, des confortables et des moins confortables, et même quelques-uns franchement mauvais, mais quoi qu'il en soit, j'essaye depuis toujours, d'avoir un petit ou un grand coin que je baptise pompeusement du titre de " bureau " ou même parfois de " bibliothèque ". Un endroit, un peu à part du reste de la maison et ou j'installe une table et un ordinateur, ou je garde les papiers importants et ou je range les livres qui depuis toujours sont partie intégrante de notre vie. Tout autour de cette table et de ces quelques étagères chargées de livres, j'accroche au mur quelques souvenirs ramenés d'un voyage ici ou là. J'essaye de donner à ce petit coin de ma vie une atmosphère un peu spéciale de "voyageur revenu au pays" et j'aime à m'y retrouver le soir, laissant mon regard se promener sur ces deux ou trois souvenirs et mes pensées repartir vers un pays loin d'ici.
     De tous ces gadgets que j'aime accrocher autour de moi, il en est deux qui semblent toujours se retrouver a la place d'honneur. Il s'agit d'une vieille machette a poignée d'aluminium et d'une énorme patte de crocodile naturalisée depuis plus de trente ans et extrêmement bien conservée, ces deux objets seront toujours bien placés et bien en vue de quiconque entrera dans mon " bureau "
     La plupart des visiteurs ne remarquent ni la patte de croco, ni la machette, ni le reste des gadgets qui encombrent les murs ou les étagères. Ou du moins, s’ils les remarquent, ils préfèrent ne pas en parler, de peur peut être de se voir obligé d'écouter les petites histoires attachées a chacun de ces souvenirs et donc mes petits objets continuent tout simplement a vieillir et a se couvrir de poussière.
     Mais il arrive parfois qu'un gamin curieux passe la porte, laisse son regard se promener sur les murs, examine mes souvenirs et commence à poser de multiples questions sur l'origine de ses objets et sur la raison pourquoi ils sont accrochés au mur.
     La conversation s'orientera toujours au bout d'un moment vers cette machette et vers la patte de croco verdâtre et inquiétante, accrochée à son clou avec sa vieille ficelle rougeâtre. Je prendrais toujours un immense plaisir a asseoir mon visiteur et a lui raconter comment, avec cette lourde et longue machette, j'ai coupé la patte de ce vieux croco afin de sauver la vie de mon chien.
     Tout d'abord il me faudra rappeler a mon jeune auditeur, que, il y longtemps, bien longtemps lorsque j'étais jeune, je vivais en Australie. Un continent bien loin d'ici, un continent qui n'était en somme qu'une immense île un peu isolée du reste du monde, une immense île qui était aussi un immense désert, puisque tout l'intérieur de cette île étalait ses milliers de kilomètres carrés de rochers, de montagne sèche, de rivières à sec et d'immenses étendues de sable jaune ou rouge.
     Puis je continuerais mon histoire en lui expliquant que tout là-bas, dans le nord du pays, dans la péninsule du cap York, il y avait une zone qui n'était pas désertique et qui au contraire était très humide, puisque, dut a sa position géographique cette zone recevait chaque année de très nombreuses pluies.
     Avec toute cette pluie, il y avait dans la zone une végétation luxuriante, de grands arbres verts et des prairies à perte de vue. Au flanc des collines, il y avait des cascades descendant vers la plaine, les rivières étaient chargées d'eau et aux abords de la mer, dans ces zones extrêmement plates il y avait de nombreux marais et dans ces rivières et ces marais vivait un des animaux les plus féroces de la planète ... Le crocodile...
     Il y a environ cinquante ans, il y avait tant de crocodiles qu'il était presque impossible de vivre dans cette partie du pays. Les crocodiles étaient si nombreux qu'ils chassaient les animaux domestiques et étaient un danger permanent pour les habitants et leurs enfants, aussi cette partie du pays était presque inhabitée. 
     Par chance, à peu près a cette même époque, un maroquinier, quelque part en Europe lança la mode des chaussures et des sacs a main en peau de crocodiles. D’un seul coup, toutes les jolies femmes du monde entier voulaient ce genre de chaussures et ce genre de sac a main, donc le maroquinier avait besoin de peau de crocodile très vite et il offrit un très bon prix a quiconque pourrait lui ramener des peaux prêtes a tanner pour fabriquer ces chaussures et ces sacs.
     Et c’est ainsi que là-bas au cap York démarra une nouvelle industrie et un nouveau métier “ Chasseur de crocodiles “
     La chasse aux crocodiles, n’est pas un métier facile, il est au contraire très difficile et très dangereux. Il faut un très bon fusil, il faut savoir tirer et rester calme en toute circonstance, il faut tuer le crocodile au premier coup de fusil, sinon, si le crocodile n’est que blessé, il pourra se retourner et attaquer le chasseur qui devra s’enfuir très vite ou grimper dans un arbre. C’est la raison pourquoi beaucoup de chasseurs ne reviennent jamais.
     Généralement, lorsque nous arrivons a ce moment-là de mon histoire, ou bien le gamin baille d'ennui et fait semblant d'écouter en regrettant de s'être laissé prendre au piège. Ou alors il est soudé a son siège, écoutant avidement, inquiet pour le chasseur et se demandant ce qui va se passer.
     Il ne me reste donc plus qu’a expliqué qu’a ce moment-là de ma vie, je m’ennuyais un peu et que je cherchais quelque chose d’intéressant a faire. J’avais entendu parler de la chasse aux crocodiles et donc par un beau jour de printemps, avec mon copain Robert, nous avions acheté deux fusils, un chien et un vieux véhicule tout terrain et nous étions parti vers le Cap York “ a la chasse aux crocos “
     Au début, tout alla très bien, le voyage dura plusieurs jours et nous emmena a Cairns, la dernière ville un peu civilisée avant d’entrer dans la zone du Cap York ou les crocodiles abondaient, mais ou la civilisation s’arrêtait et ou tout le monde devait apprendre a se débrouiller tout seul. Nous chargèrent la voiture de vivres, d’essence et de munitions et en compagnie de notre chien qui était maintenant devenu mon nouvel ami, nous partirent droit sur l’aventure, pour faire fortune en chassant le croco .....
     Il ne nous fallut pas longtemps pour repérer une rivière qui comme beaucoup d’autres se perdaient dans un marécage, à son arrivée à proximité de la mer, un endroit parfait pour les crocos. Après quelques minutes de recherche nous trouvèrent un endroit idéal pour un camp de base, sous de grands gommiers, près d’un petit cours d’eau, nous avions tout, bois pour le feu, eau pour la cuisine et laver les gamelles, arbres solides pour pendre nos hamacs, poissons abondant dans le cours d’eau, etc., etc. et ainsi fut fait, nous déchargèrent le véhicule et nous nous installèrent la pour la nuit, bien décidés a rechercher nos premiers crocos au petit matin. Après un très bon repas fait de conserves et de fruit sauvages, nous étions tous les deux assis près du feu à fumer une dernière cigarette avant d’aller se coucher.
     La nuit était extrêmement calme, les étoiles brillaient dans le ciel, la lune était pleine, du marais venait le son du chant des grenouilles, le feu se réduisait à l’état de cendres et bientôt il serait temps de se glisser dans les hamacs.
     Tout à coup, le chien se releva ... tendu ... nerveux ... grondant sourdement ... il était évident qu’il avait entendu quelque chose pas très loin du camp. Sans même nous regarder, sans même nous concerter et sans nous parler, Robert et moi avions jeté nos mégots dans le feu et d’un même mouvement, nous étions debout avec chacun un fusil a la main, prêt a tirer sur un quelconque danger. D’un seul coup, le chien bondit vers l’avant et en l’espace de quelques minutes nous l’avions perdu de vue, je saisis la grosse lampe électrique et en compagnie de Robert nous partirent a sa recherche. Quelques secondes plus tard, des aboiements furieux attirèrent notre attention, je pointais la torche dans la direction du bruit et dans la lumière vacillante de la torche je pus voir notre fidèle animal aux prises avec un énorme croco. Il tournait autour, aboyant comme un malade, essayant d’effrayer le monstre. La visibilité était très mauvaise et il était donc très difficile de tirer, j’essayer de viser la tête du croco, mais il bougeait sans arrêt essayant de rester face à face avec le chien ce qui rendait le tir presque impossible.
     Soudain, un hurlement terrible troua la nuit, je baissais mon arme, pointais de nouveau la torche dans la direction du crocodile et je vis avec affolement que le crocodile avait réussi a attraper dans sa gueule énorme une des pattes de mon chien. Maintenant il s’en allait en marche arrière vers le marécage traînant sa victime, et le pauvre chien, la patte probablement cassée hurlait a la mort.
     Il n’était maintenant même plus question d’essayer de tirer, les risques de tuer le chien étaient trop grands, il ne restait qu’une solution. Sans réfléchir, pris d’une colère irraisonnée, je balançais la torche dans les mains de Robert qui continua d’éclairer la scène. Puis je fis demi-tour vers le camp, je saisis la machette près du feu à demi éteint et je me précipitais a nouveau vers le monstre qui entraînait inexorablement mon chien vers le marais, je le frappais comme un sauvage, mais la machette semblait rebondir sur sa carapace épaisse et ne semblait même pas l’ennuyer. Il me fallait absolument l’arrêter, une seule solution, lui couper les pattes, je frappais comme un dingue vers sa patte droite, la machette était très bien affûtée, et d’un coup, d’un seul coupa la patte du croco ... j’imagine que sous l’effet de la douleur la bête desserra son étreinte sur la patte de mon chien qui en profita pour s’enfuir en hurlant encore plus fort. L’espace d’une mini seconde le crocodile sembla vouloir se retourner contre moi, je frappais une fois de plus au hasard, j’étais trop en colère ou trop excité pour avoir peur, puis pour une raison que j’ignore l’énorme bête se retourna vers le marais et disparut en quelques secondes.
     Essoufflé, les bras ballants, la machette a mon côté, je repris mon souffle, puis je ramassais la patte du croco sur le sol et je revins vers le feu de camp que Robert était déjà en train de rallumer. Dans la lueur des flammes, j’examinais mon trophée, une patte de croco qui était le résultat de notre première chasse, après tout c’était mieux que rien.
     Quelque minutes plus tard, notre chien réapparut, nous soignèrent sa patte du mieux possible et elle se raccorda tant bien que mal, depuis ce jour il boite toujours un peu, mais au moins il peut encore courir.
     A ce moment de l’histoire, j'explique au gamin que j'ai ramené la patte en ville ou je l'ai fait naturaliser. Puis je le laisse toujours jouer avec la patte du vieux croco et s’il est assez grand je le laisse même jouer avec la machette .... et là, j’arrête mon histoire et je le laisse rêver d’un monde d’aventure ou les crocos sont encore plus grand qu’au zoo et ou les chiens et les chasseurs sont encore plus braves que dans les films. Et puis je le laisse repartir chez lui et souvent, souvent je me pose la question ... “ a’t’il cru mon histoire un peu fantoche ou bien a’t'il deviné, comme beaucoup d'autres avant lui que la patte du croco vient d'un magasin de souvenir sur la côte Est du Queensland et que la machette ne vient même pas d'Australie mais de l'autre bout du monde “
  

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