mardi 21 octobre 2025

12 Le red Kangaroo

                              Le Red Kangaroo

     Le “Red Kangaroo” avait commencé sa carrière il y a bien longtemps, bien loin d’ici, et sous un nom bien différent et absolument imprononçable, puisque, si l’on en croyait l’ancien propriétaire, il avait été un garde cote de la marine impériale japonaise a la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
     Il avait été construit dans un des plus grands chantiers navals japonais en 1944/45, prévu pour la chasse et l’interception de tout ennemi de l’empire, il avait reçu une coque d’une trentaine de mètres, longue et effilée lui permettant de couper la vague et deux énormes moteurs le propulsant a des vitesses étonnantes. Sur le pont, au centre, légèrement vers l’arrière, une grande cabine largement vitrée abritait la radio, le contrôl du radar, la table à cartes, le poste de pilotage et le poste de commande. À l’avant et a l’arrière un petit canon, et de chaque côté, près a tirer dans n’importe quelle direction plusieurs mitrailleuses protégées par de solides parois d’acier.
     L’accès à la cale se faisait par une écoutille et une échelle de fer très raide, cette échelle conduisait à un passage étroit menant tout à l’avant vers 2 minuscules cabines servant de logement aux officiers ou sous-officiers vivants a bord. De chaque côté de ce passage, deux grandes salles servant à tribord de cuisine et de mess et à bâbord de chambrée logeant l’équipage.
     Juste derrière les deux grandes cabines, séparés des logements par une cloison étanche, deux énormes réservoirs de diesel et la salle des machines abritant deux des plus puissants moteurs jamais mis au point par la marine impériale.
     À peine terminé, le garde cote avait reçu un équipage de très jeunes marins sous les ordres d’un très vieux commandant et avait été envoyé vers les Philippines, afin de participer a la multitude de combats opposant l’armée nippone et l’armée américaine. Sa carrière de combattant fut assez brève, les Américains avançaient inexorablement, l’armée japonaise était en déroute et se repliait rapidement.
     Le commandant du bateau comprit qu’il ne servait a rien d’aller se faire mitrailler et détruire par la marine américaine. Peut-être avec l’espoir de pouvoir un jour récupérer son vaisseau, il décida de le camoufler dans une des multiples îles de l’archipel Philippin. Et c’est ainsi que quelques jours avant Hiroshima, un bateau “garde cote” flambant neuf fut conduit au fond d’une baie minuscule, dans un port de pêche minuscule, dans une île minuscule et fut abandonné par son équipage.
     Bien que n’étant pas très grand, le bateau occupait tout un côté de la jetée de bois de ce petit port de pêche. Les pécheurs n’étaient pas très heureux de le voir s’installer à leur place, mais le village avait beaucoup entendu parler des Japonais et personne n’osa s’interposer. Le commandant récupéra dans le poste de commandement la liste des membres de l’équipage, un sextant, une boussole. Il fit arrêter complètement les machines, fit détruire la radio et après avoir chargé dans deux chaloupes de sauvetage quelques vivres, tout l’équipage s’embarqua et disparu vers la pleine mer et le vaisseau de la glorieuse armée impériale au nom imprononçable resta là.
     La guerre était terminée depuis plusieurs mois, aux Philippines la population avait commencé d’oublier les Japonais, mais malgré tout, nul n’osait toucher le bateau abandonné. Quelques cordages, quelques pièces d’équipement de pont avait était volé bien sûr, mais le bateau était encore intact lorsque apparu à bord d’un vieux voilier le hollandais Kurt Van Dover. Il ne portait pas d’uniforme, seulement une vieille casquette de marine, il annonça à qui voulait l’entendre qu’il représentait la Navy Australienne et qu’il avait été envoyé ici pour sortir le bateau japonais de son ancrage. Il était accompagné d’une demi-douzaine de marins philippins, eux aussi sans aucun uniforme, qui se mirent aussitôt au travail. Le bateau résonna bientôt de milles bruits et redevint vivant, bientôt de la fumée sortit de la cheminée montrant que les moteurs avaient été démarrés. Des bâches apparurent camouflant complètement l’armement, du matériel et des vivres furent chargés à bord et de très bonne heure un matin le bateau s’éloigna pour toujours. Aucun des pécheurs ou des membres du village n’avait cru l’histoire de notre hollandais, mais bien sûr tout un chacun se moquait vraiment de savoir qui il était, ils étaient heureux d’être débarrassé du bateau japonais, ils retrouvèrent l’usage de leur petit port et la vie continua comme avant.
     À peine sorti du petit port, le garde cote prit la direction de Manille, moins d’une semaine plus tard il entra dans la grande baie et se faufilant discrètement le long de la cote il entra dans un petit chantier naval ou il fut amarré dans le coin le plus discret. Immédiatement d’importants travaux de transformation commencèrent. Tout l’armement, canons, mitrailleuses et protection fut démonté et chargé dans une longue chaloupe qui alla tranquillement couler le tout en haute mer. La cabine centrale fut rasée, les énormes réservoirs de diesel et les moteurs surpuissants furent sortis et revendus. Les deux grandes cabines, mess et chambre d’équipage furent démantelés, ne gardant dans la cale que les deux minuscules cabines de l’avant. Puis, a l’arrière furent installés deux autres moteurs, beaucoup plus petits et beaucoup moins puissants, mais largement suffisants pour un bateau de ce type, et utilisant dix fois moins de diesel. L’espace ainsi gagné par la disparition des réservoirs énormes, des moteurs surpuissants et des cabines d’équipage devint une cale de taille raisonnable. Le pont fut reconstruit bien à plat et devint une plateforme de taille importante ou l’on pouvait charger plusieurs containers ou même parquer un ou deux petits camions. Tout a l’arrière, juste au-dessus des nouveaux moteurs fut construit une grande pièce joliment aménagée ou furent installés une mini cuisine, un mini bar et une salle à manger de taille plus que correct. Enfin tout au-dessus de la cuisine et du bar, fut construit le poste de pilotage avec sur l’avant une immense fenêtre, d’où l’on pouvait voir très bien la mer tout en gardant un œil sur le pont et sur le chargement. Derrière la vitre, tout autour de la barre, une chaise haute, une radio, une table a carte et tout ce qui pouvait être nécessaire a la navigation. A l’arrière de cette grande cabine, sur bâbord une petite table servant aussi de bureau et sur tribord une large couchette confortable permettant au capitaine propriétaire de dormir tout en gardant l’œil sut le poste de pilotage. Le bateau fut repeint en rouge et noir, fut rebaptisé sans cérémonie  “Red Orchidée” et il était absolument impossible de reconnaître en ce petit caboteur le “garde cote japonais” qu’il était deux ou trois semaines plus tôt.
     Le travail étant fini, le chantier naval contacta Kurt Van Dover qui vint, accompagné d’un équipage de 3 hommes, prendre possession de son nouveau bateau de transport maritime. Une poignée de billets changea de main, Van Dover reçut des papiers prouvant sans le moindre doute possible que le bateau était neuf et avait été construit aux Philippines, et s’en alla s’amarrer dans le port de Manille comme tout honnête navire marchand.
     L’épouse de Kurt était chinoise, elle s’embarqua aussitôt à bord et pris en main la cambuse et le cote administratif de l’affaire. Elle semblait connaître tous les commerçants chinois des Philippines. Grâce a son épouse Van Dover était sans arrêt contacté par des clients et naviguait constamment d’île en île à travers les Philippines, transportant des cales pleines de marchandise ou des containers sur le pont et même parfois quelques véhicules.
     Dire que toutes les marchandises transportées étaient a cent pour cent légales et qu’il n’y avait jamais un peu de contrebande a bord serait beaucoup dire, mais Kurt Van Dover  n’eut jamais de problèmes avec les douanes ou la police. Ses finances étaient confortables, excellent marin il évitait toujours le mauvais temps, son équipage était très expérimenté et son bateau superbement entretenu.
     Tout cela dura une trentaine d’années, Van Dover avait maintenant plus de 60 ans, son équipage vieillissait, son épouse succomba a quelque fièvre et se retrouvant seul, il perdit tout intérêt a cette vie vagabonde. Il commença à rêver d’un retour en Hollande et un beau jour mit son bateau en vente. 
      Né en Nouvelle-Guinée, de parents australiens, Shane avait grandi au milieu des enfants papous et avait fait ses études dans une des meilleures écoles de la ville. Il avait quitté la grande île depuis longtemps, mais avait encore gardé beaucoup d‘amis dans la région. Fils d’un officier de la Navy australienne, il avait commencé a naviguer très tôt sur des bateaux marchands de moyen tonnage. Il avait appris le métier a la dure et dès son plus jeune âge avait rêvé de cabotage à travers les îles et d’être le capitaine sur son propre bateau.
     Après des heures de palabres, il avait réussi a convaincre un de ses amis d’enfance, travaillant dans une banque, que le bateau de Kurt van Dover était l’affaire du siècle et avait obtenu un prêt important. Ajoutant a cela ses quelques économies, il avait pu acheter le caboteur qu’il avait immédiatement rebaptisé le” Red Kangaroo” et seul maître a bord il se mit a la recherche d’un équipage. Son premier employé était un mécano sans âge d’origine indonésienne répondant au nom de Ahmad. Eternellement vêtu d’une vieille salopette bleue, sentant le gasoil même après avoir pris une douche, il passait sa vie a bichonner les moteurs et le bateau. Il savait absolument tout faire, très calme et très capable il n’avait posé qu’une seule condition a son embauche, Shane devait aussi embaucher son jeune frère, un gringalet maigrichon que Shane mis en charge de la cuisine, du nettoyage des cabines et des multiples points de rouilles qu’il grattait et repeignait à longueur de journée. Puis Shane contacta un de ses anciens camarades de jeux en nouvelle Guinée, George (ou plutôt Dgeoorge comme l’on disait ici) un colosse papou aussi noir que l’on peut l’être, il devint l’homme de confiance de Shane, le remplaçant a la barre, s’occupant de la cargaison, du pont, des amarrages, etc.
     Shane se lança avec enthousiasme dans sa nouvelle vie, toujours a la recherche d‘un nouveau contrat, courant à droite et à gauche a la recherche de fret, acceptant n’importe quoi pour n’importe où. Souvent même, il chargeait lui-même les marchandises de cale avec ses hommes lorsqu’il n’y avait pas de grue ou que le personnel manquait, transportant sur le pont containers, véhicules, remorques, énormes caisses et tout ce qu’on lui offrait.    
     Très vite il dut se rendre à l’évidence que si cette vie avait bien des avantages, il était parfois difficile de naviguer avec profit. Très souvent le fret qu’il trouvait, ne remplissait pas le bateau et suffisait à peine à payer les frais du voyage, il était donc indispensable de compléter les revenus en prenant a bord quelques passagers de pont.
     Les passagers de pont, dans tous ces pays au climat souvent chaud, sont généralement des gens aux maigres revenus, qui ayant besoin de se rendre dans une autre île ou une autre ville côtière accepteront pendant un jour ou deux de voyager dans des conditions très inconfortables, si cela ne leur coûte pas trop cher. Ils accepteront de “camper” sur le pont d’un navire, de dormir n’importe comment, d’attendre sous le soleil et de manger n’importe quoi, pourvu qu’ils puisent atteindre le but de leurs voyages.
     Très souvent, ceci étant leur premier voyage en mer, ils n’ont aucune idée de ce qui les attends, ils ne sont pas préparés, sont surchargés de bagages, n’ont pas assez de nourriture, sont malades, se disputent et se battent, etc….. En bref, rien de très agréable pour le capitaine du bateau, mais vu le nombre important de passagers qui peuvent être embarqué dans ces conditions, le revenu devient très vite intéressant et Shane avait besoin de ce revenu supplémentaire.
     Il profitait donc d’un passage à Cairns, au nord-est de l’Australie, ou tous les matériaux sont disponibles, pour faire quelques aménagements sur son bateau afin de lui permettre d’embarquer des passagers de pont, dans des conditions un petit peu plus confortables. Il avait fait livrer sur le quai un lot très important de tubes galvanisés et une bâche immense, afin de construire sur le pont un espèce de grand parasol qui protégerait ses passagers de la pluie et du soleil. Ce parasol devant bien sûr être démontable rapidement lorsqu’il deviendrait nécessaire de charger un ou plusieurs containers.
     Et c’est donc là, dans le port de Cairns que nos chemins se croisèrent, j’avais un peu d’argent et de temps devant moi et je m’étais une fois de plus laissé attirer par Cairns, par le soleil, les plages, les palmiers et les “ Pubs “.De plus, bien sûr, vers le nord s’étalait la Papouasie, la mer des Solomons, les Philippines et une multitude d’îles au nom sonnant l’aventure qui m’attiraient comme un aimant et je rêvais sans trop oser y croire, de trouver un emploi à bord d’un des multiples caboteurs faisant escale a Cairns.  
     Après quelques jours a traîner dans la ville, a me baigner et a faire la tournée des ‘’pubs’’, je décidais d’aller me balader sur les quais, afin de regarder les bateaux, de respirer la mer et les voyages et c’est ainsi que je découvris le Red Kangooroo et que je fis la connaissance de Shane.
     Lorsque j’arrivais à proximité du Red Kangooroo ou Shane et ses hommes était occupé a charger les longs tuyaux galvanisés, pensants que peut être était là ma chance de trouver un embarquement, je proposai a Shane de lui donner un coup de main.    
“ Si le coup de main est pour un casse-croûte, tu es le bienvenu, car la cambuse est pleine, maintenant si tu es à la recherche d’un chèque, désolé, le compte en banque est à sec”
“ Ça marche pour le casse-croûte “
     Et sans un mot de plus, je me mis au travail, deux heures plus tard tous les tubes étaient sur le bateau, le colosse noir et le petit mécano en salopette commencèrent a les pliers et les tordres de manière très précise. Lorsqu’ils sortirent le poste a souder je pris le masque et je me mis a travailler avec eux, comme si nous faisions équipe depuis toujours. L’ambiance était bonne, le travail avançait vite et le soir nous avions terminé un solide parasol qui recouvrait la moitié du pont tout en étant démontable en moins d’une heure.
     Shane avait disparu au cours de l’après-midi, toujours a la recherche de fret, lorsqu’il revint a bord et constata que le parasol était terminé plus tôt que prévu et qu’il pouvait donc repartir dès le lendemain il sortit les bières. Le cuistot apporta des steaks énormes et une montagne de frites, j’étais affamé et je dévorais tout ce qu’il déposa devant moi.
     Le repas terminé, l’équipage s’éloigna, chacun vers sa cabine et je restais sur le pont avec Shane. Quelque bières plus tard nous étions les meilleurs amis du monde et j’expliquais a Shane ma curiosité concernant la mer et les îles de la région, et mon désir d’y aller faire un tour et de trouver un embarquement sur un caboteur pour quelques semaines ou même peut être quelques mois. Là encore, sa réponse fut très simple
“ Si ça t’intéresse, bienvenue à bord, mais juste pour le casse-croûte, comme tu le sais la cambuse est pleine et le compte en banque à sec. Je viens de décrocher un contrat pour Port Moresby, nous aurons pas mal de boulot dans les prochains jours, départ demain  ….. Et après Port Moresby …. On verra … je ne te garantis rien …. tu prends même le risque de te voir bloquer quelque part dans une île ou Dieu sait où ”
     Le lendemain bien sûr, j’étais à bord et prêt à partir, mais avant de lever l’ancre il fallait charger la cargaison. Je ne me souviens plus du tout ce qu’il y avait dans les caisses que nous embarquions, mais je me souviens qu’il y avait beaucoup, beaucoup de caisses. La cale avait été ouverte et une petite grue déposait les caisses sur le plancher et ensuite il nous fallait pousser, tirer et ranger ces caisses le mieux possible afin de tout embarquer. Je faisais équipe avec Dgeoorges et je suais sang et eau pour maintenir sa cadence de travail. Il faisait une chaleur infernale au fond de cette cale et je commençais a me demander si les îles aux noms magiques valaient vraiment cet effort, le chargement nous occupa toute la journée et ce soir-là, épuisé, je dormis a bord.
     Lorsque je m’éveillais nous étions déjà en mer, quittant le port de Cairns, Shane était à la barre, Dgeoorge était sur le pont s’assurant que tout était OK. Ahmad était dans la salle des machines, dès que j’apparus sur le pont son frère me fourra deux tasses de café dans les mains en demandant d’en emmener une à Shane au poste de pilotage …. Je dégustais mon café en regardant la cote s’éloigner, le temps était magnifique, je n’avais somme toute pas grand-chose à faire et je profitais a fond du moment.
     Les quelques semaines qui suivirent furent parmi les plus intéressantes de ma vie, je vivais à bord du bateau, Shane me nourrissait et je ne dépensais presque rien. Bien sûr je devais travailler a bord, mais ce travail n’était pas vraiment dur, j’aidais au chargement et déchargement du caboteur. Parfois je donnais un coup de main pour l’entretien des moteurs ou de toute autre installation à bord du vaisseau et souvent je tenais la barre. Nous naviguions surtout tout autour de la Papouasie, nous firent même un petit tour jusqu’à la pointe nord du CapYork en Australie et deux voyages vers les îles Solomons. Je commençais vraiment a comprendre la passion de Shane pour son bateau et ce genre de vie. Toutefois tout n’était pas toujours rose pour lui, car il était l’esclave du fret qu’il devait trouver sans arrêt, afin de garder le compte en banque garnie et rembourser son prêt. Son bateau étant plutôt petit, il ne pouvait pas accepter de grosses quantités de matériel et devait généralement se contenter des contrats qui n’intéressaient personne d’autre.
     Une fois de plus nous étions a Madang, sur la côte est de la Papouasie, Shane avait décroché un petit contrat très intéressant pour aller a l’ile de New Britain pour la “New Britain palm oil limited“, qui était si je me souviens bien une petite compagnie s’occupant d’huile de palme ou quelque chose comme ça. Partant de Madang, une journée et une nuit de navigation nous permettraient de rejoindre le port de Kimbé sur l’île de New Britain ou nous devions décharger une multitude de caisses, destinées a équiper les nouveaux bureaux et ateliers de la Compagnie. En bref rien de vraiment spécial a dire, si ce n’est que la totalité de la cargaison serait en cale et que donc le pont tout entier serait libre pour embarquer le maximum de passagers, ce qui rendraient donc ce petit voyage encore plus rentable. Rien ne pressait, Shane fit donc circuler à travers la ville l’information que son bateau partirait très bientôt pour New Britain. Très vite, il avait un grand nombres de passagers en attente, l’un d’entre eux un géant noir de plus de six pieds de haut, était un habitant des hauts plateaux, désirant rendre visite a son fils qui travaillait a New Britain. Là encore rien de bien inhabituel, si ce n’est qu’il transportait avec lui une cage de bois contenant un énorme cochon qu’il avait l’intention d’offrir a son fils. Shane hésita un instant, la présence du cochon même en cage ne l’intéressait pas beaucoup, la cage avait l’air solide, mais si elle se cassait ou s’ouvrait nous aurions un cochon affolé et courant dans tous les coins a bord. Shane savait depuis toujours, l’importance que les gens des hauts plateaux accordent a leurs cochons, qui était souvent leur seule richesse. Il aurait été probablement impossible de faire comprendre au colosse qu’il devait abandonner son animal. Le voyage ne devait duré que 24 heures, la météo était très bonne, un peu a contre cœur, Shane décida de laisser l‘homme, sa cage et son cochon montaient a bord.
      Toutes les caisses avaient été chargées, les cales fermées. Shane informa tous les passagers qu’ils devraient embarqués le matin de très bonne heure, car il avait l’intention de partir a la première lueur de l’aube, ce qui compte tenu que nous avions un peu plus de  24 heures de voyage lui permettrait d’atteindre Kimbé en début de journée un jour plus tard. Certains d’entre eux, dont le colosse et son cochon étaient déjà a bord et dormiraient sur le pont ce soir-là. Le lendemain matin l’embarquement se passa sans problème, et le soleil apparaissait à peine à l’horizon lorsque Shane donna l’ordre de larguer les amarres. J'adorais ces départs dans la fraîcheur du matin, c'était des moments de vie formidable, il y avait quelque chose que je n’ai jamais su décrire, j’étais debout tout a l’avant du bateau, je respirais la mer, je respirais le vent, je respirais le soleil, je respirais la vie, le bateau quittait le port et partait vers le grand large et je sais que Shane était comme moi, tout la haut dans sa cabine de pilote, il était le roi du monde.
     Shane resta a la barre toute la matinée, nous naviguions au Nord Nord Est, afin d'éviter l'ile de Long Island et de là, ce serait plein Est vers la pointe de Bulunuri et ensuite plein Sud dans la Wangoree bay jusqu'au port de Kimbé. Vers midi je le remplaçais, il cassa la croûte et alla se coucher afin d'être reposé et près comme toujours pour barrer a l'arrivée au port. Je restais à la barre tout l'après-midi et Georges me remplaça à la tombée de la nuit, je partageais une soupe chinoise et un grand bol de riz aux crevettes avec Ahmad avant de rejoindre ma cabine ou je dormis jusqu'à 3 heures du matin.
     Dès mon réveil, je rejoignis Shane au poste de pilotage, le ciel était couvert, le vent avait tourné, forci et sans être mauvaise la mer avait beaucoup grossit. Une pluie fine s'abattait sur le bateau et là-bas sur le pont, les passagers s'étaient réfugiés sous le grand parasol et je pense que malgré le climat chaud de la région beaucoup d'entre eux devaient être frigorifiés. Bousculé par la mer et un vent de travers venu du nord, le bateau roulait de bâbord à tribord. Tout a l'avant, amarré a deux anneaux, la cage du cochon était secouée et semblait prête à se démanteler. La pauvre bête était projetée par le roulis de droite à gauche et heurtait brutalement les bords de sa cage. Shane observait la cage avec une certaine inquiétude
" je me doutais que je n'aurais jamais du laissé ce gars-là embarquer son cochon, regarde le, vu la manière dont le bateau roule et la manière dont le pauvre couillon cogne sans arrêt sur les barres de bois, c'est impossible que cette cage tienne. Ce n’est pas de la ferraille, ce n’est jamais que du bois ficelé à la va-vite, c'est sûr que ça va péter et qu’on va se retrouvait avec un cochon en liberté sur le pont. Heureusement qu’on n'est plus très loin de la pointe de Bulu et que la, dès qu’on va tourner vers la baie de Wangoree, nous n'aurons plus le vent de travers et que ça va se calmer un peu. Eh merde...."
     Shane n'eut pas le temps de finir sa phrase, la bas a l'avant du bateau, la cage venait d'éclater. Le cochon était libre, il était maintenant bien campé sur ses pattes et plus terrifié que jamais hurlait a la mort. Le bateau roula sur bâbord, le cochon essaya bien de rester où il était, mais ses sabots glissaient sur le pont humide et malgré tous ses efforts il partit en glissade brutale jusqu'à ce qu'il heurte le bastingage qui le stoppa net dans son élan. Il resta quelques secondes abasourdit hurlant de plus en plus fort et se demandant certainement ce qui lui arrivé. Puis poussé, je pense, par l'instinct de survie, il entreprit de remonter le pont vers sa cage, vers le centre du bateau, malheureusement ses sabots n'avaient aucune prise sur le pont mouille et malgré ses efforts il faisait du sur place. À ce moment le bateau roula de nouveau, cette fois vers tribord. L'espace d'un instant le bateau fut à plat, le cochon parvint a bouger et commença de regagner sa place près du centre du pont et sa cage. Le bateau bascula sur tribord et la pauvre bête partit en glissade une fois de plus jusqu'à ce que le bastingage tribord la stop de nouveau dans sa glissade éperdue. De plus en plus désemparé, a moitie groggy, il essaya de remonter vers le centre, glissant et patinant sur le métal humide, toujours sans succès bien sûr, jusqu'au moment où le bateau roulant de nouveau vers bâbord le propulsa à travers le pont. Il glissa sur toute la largeur et s'écrasa sur le bastingage opposé. La chose avait évidemment un certain coté comique, à chaque roulement du bateau l'animal partait en glissade terrifiante de bâbord à tribord, puis de tribord à bâbord, absolument sans control de son corps, ne s’arrêtant que lorsque il s’écrasait contre le bastingage.
     Shane lui, ne trouvait pas la chose vraiment comique, il était évident qu'il se demandait comment la chose allait finir et si son bastingage allait tenir le coup. Par chance, nous venions de passer la pointe et il était temps de tourner plein sud dans la baie de Wangoree, c'est-à-dire que très bientôt nous aurions plein vent arrière et naviguerions dans les eaux beaucoup plus calme et protégées de la baie et que le bateau arrêterait de rouler aussi fortement et peut être que le cochon arriverait a se stabiliser. C'est ce moment-là, que le colosse papou choisit pour sortir de dessous le parasol, en homme des hauts plateaux peu habitué a la mer, il se déplaçait avec beaucoup de précautions, on pouvait voir qu'il avait peur de tomber a l'eau, mais il progressait tout doucement vers son cochon
     "Ils sont tous pareils, pour eux un cochon c'est plus que tout, c’est sacré, c’est plus que leur femme ou leurs gosses, comme tu vois il risquerait sa vie pour le sauver......"
     Encore une fois, Shane n'eut pas le temps de finir sa phrase, là-bas sur le pont le géant noir avait cramponné le cochon a plein bras, mais au lieu de le ramener avec lui sous l’abri de toile comme nous pensions que c'était son intention, il souleva la bête et dans un effort surhumain le balança a l'eau par-dessus le bastingage, puis il retourna en rampant se mettre a l'abri. Shane était sans voix
     " La, il va falloir que quelqu'un m'explique, j'avoue que je n’y comprends rien de rien, pourtant je croyais bien les connaitre les Papous et leur amour des cochons, là, je ne pige plus ..... "               
     Quoi qu'il en soit, nous étions maintenant dans la baie, le vent soufflait de l'arrière. Bien protégé par la pointe de Bulu la mer se calmait, le bateau roula de moins en moins et très bientôt repris sa route avec calme et tranquillité. Je descendis à la cuisine faire deux tasses de thé, que je partageais avec Shane. Le soleil se levait une fois de plus sur un matin magnifique, au loin on aperçut bientôt le port de Kimbé, dans moins de deux heures nous serions a terre, je laissais Shane s'occupait de son bateau et je rejoignis George et Ahmad pour le petit déjeuner et ensuite pour me préparer et les aider aux manœuvres d'accostage.
     À peine amarrer, Shane ne prit pas le temps de déjeuner ou de se relaxer. Il descendit sur le pont afin de constater si le cochon avait fait de dégâts a son bastingage, il fut très heureux de constater que non. Puis il s'adressa au colosse papou, ils parlèrent tout d'abord tranquillement, puis j'eu l'impression que le ton montait et que même ils commençaient a franchement s'engueuler. Shane se frappait la tête dans le geste international qui signifiait que son interlocuteur était a moitié fou, finalement il baissa les bras, rejoignit sa cabine, il ouvrit un tiroir, en sortit quelques billets qu'il donna au grand papou, puis il regagna le poste de pilotage en jurant comme un palefrenier.
     J'attendis quelque minutes afin de lui donner la chance de se calmer et deux tasses de café a la main je le rejoignis en haut, avant même que je puisse ouvrir la bouche il s'adressait a moi.
     "Dingue, je te dis ils sont dingues, ce n’est pas croyable, je suis sûr que tu ne me croiras jamais. Figure toi que je vais voir mon colosse des montagnes et que je lui demande de m'expliquer pourquoi il a balancé son putain de cochon a la mer. Alors là, tranquillement, il m'explique que lorsqu'il a vu que la cage était cassé et que son cochon allait de bâbord a tribord sans arrêt, il a bien réfléchit .... et il a compris que son cochon était le problème ....  Puisque d'après lui ce n'est pas le bateau qui en roulant et tanguant faisait glisser son cochon de droite a gauche .... non, d'après lui c'est le cochon qui courait de bâbord vers tribord et c'est le poids de son cochon qui faisait pencher le bateau soit d'un côté soit de l'autre. Donc il a eu peur que si cela continue et s'aggrave, nous allions finir par couler et il n'a pas hésité, dans le but de sauver mon bateau et tous les passagers, il a décidé de sacrifier son porc en le foutant a la mer. Voilà t'as tout compris maintenant, et quand je lui ai dit qu'il était fada, que ce n'était pas son cochon qui faisait pencher le bateau mais que au contraire c'était le bateau qui faisait glisser le cochon, il s'est vexé , il a commençait a s'énerver et comme preuve que c'est lui qui a raison il m'a expliquait que juste après que son cochon soit a l'eau le bateau a arrêter de tanguer ..... et ce n’est pas la peine d'essayer de lui expliquer que c'est parce qu’on est entré dans la baie .... nooonnn.... y a rien à lui dire, et en plus il a fallu que je lui paye son putain de cochon, qu'il a sacrifiait pour moi et que je lui dise merci  ...... Eh merde "
     Je dois dire que personnellement je trouvais à la chose un coté plutôt comique, mais pour une fois Shane n'avait pas du tout envie de rire, il était furieux, c'était la première fois que je l'entendais parler en mal de ses amis les Papous et il refusa d'en discuter plus longtemps. Le déchargement a Kimbé se passa sans problème, le colosse papou proposa même son aide que Shane refusa, car il n'avait pas envie de le voir plus longtemps.
     Shane reçut deux ou trois autres offres de fret de la “New Britain palme oil company,” ce qui nous permis de trainer dans le coin une semaine de plus. Je regrettais un peu de ne pas avoir pu voir davantage ces iles Solomons dont je rêve encore parfois, puis Shane déposa Georges en Papouasie afin qu'il puisse rendre visite a sa famille. George m'invita a venir faire un tour dans son village, j'avais fortement envie d'accepter, mais quelque chose me disait qu'il fallait mieux arrêter là cette expérience avec les Papous, je restais a bord. Shane ramena le bateau vers Cairns ou il le laissa sous la garde de Ahmad et de son frère, pendant que lui partait vers le sud afin de retrouver une amie désireuse de se joindre a lui dans sa vie de cabotage.
     Il était temps pour moi de dire adieu, deux ou trois jours plus tard j'étais à l'aéroport de Cairns prêt à repartir vers le Western Australia et ses mines, mais je garde de cette période de ma vie un souvenir inoubliable.
""Que les vents te soient favorables Shane""       

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