mercredi 21 janvier 2026

09 Bambara

                                  Bambara

     Je ne souviens même plus où tout a commencé, c'était quelque part dans la province du Pilbara, dans le nord du Western Australia, un camp comme un autre au milieu du désert. Une cinquantaine d’immenses caravanes, divisées en trois ou quatre chambres, où l’on s’empilera à trois ou quatre pour récupérer après nos journées de douze ou quinze heures. Comme toujours, toutes bien alignées et agglutinées autour d’une énorme cuisine/réfectoire et d’une salle de douches de taille olympique. Aucun risque de se perdre, tous les camps se ressemblaient. À l’époque, je travaillais pour une entreprise de construction et d’entretien de voies de chemin de fer. C’était une grosse boîte bien connue, “Company Mechanical Maintenance “ ou C.M.M.

      Mon boulot étant Chauffeur/manœuvre, ce qui veut dire que je conduisais le camion transportant le personnel pour aller sur le chantier et, que là, une fois arrivé, je rejoignais l’équipe de manœuvres sur le ballast et participais au travail de la journée. C’étaient la pelle et la pioche si le besoin s’en faisait ressentir, ou bien charger et décharger des camions, ou marteler comme des malades les gros clous qui maintenaient les voies.


     La majorité du personnel de cette équipe était des émigrants venus de Yougoslavie, se connaissant tous, parlant la même langue, ils formaient un noyau compact et solide. À cela, s’ajouter une paire d'Australiens, deux Canadiens et un Américain, les cinq Anglo-saxons s’étaient automatiquement rapprochés les uns des autres. Restaient donc moi-même, seul et unique Français et un aborigène arrivant tout droit de sa tribu, encore un peu sauvage et ne parlant pas très bien l'anglais. Étant tous deux un peu laissé à l’écart par le reste de l’équipe, il était donc tout naturel que notre solitude nous rapproche et que sans même nous en rendre compte, une amitié se développe entre nous, allant même jusqu'à partager la même chambre dans ce camp rempli à craquer. Bambara, comme nous l’appelions, car nul n’était capable de prononcer correctement son vrai nom, était un aborigène, arrivant tout droit de sa tribu, aussi aborigène que l’on peut l’être, aussi typé qu’il est possible et aussi noir que du charbon. Son anglais était correct, sans plus, ses connaissances sur la manière de vivre des blancs étaient aussi correctes, mais il était encore imprégné jusqu’à la moelle du mode de vie tribal.
 
      Il avait quitté sa tribu quelques semaines plus tôt pour aller faire son “walkabout “. Ce fut-là, bien sûr, la première chose que j’appris de mon nouvel ami, je n’avais aucune idée de ce qu’était le walkabout et Bambara m’expliqua.

     Il est une vieille, très vieille tradition du peuple aborigène, qui dit que chaque jeune homme du peuple devra un jour quitter sa tribu et s'en aller seul dans le désert, dans le monde, à la recherche de sa vie, à la recherche de lui-même, à la recherche de ses rêves, à la recherche de sa raison d'être et de sa raison d'exister. J'ignore quel est le mot tribal et l'origine de cette tradition et, j'utilise ici le terme anglais qui est depuis longtemps  reconnu et accepté par tout le monde. Le Walkabout, qui pourrait être traduit par “marche au hasard “  “marche dans l'à peu près “ ” marche à la recherche “ est donc tout simplement pour le jeune aborigène une période loin de sa famille, de sa tribu, de sa vie de tous les jours. Une période dans un monde différent où le jeune adulte essaiera de définir sa vie et son futur. Il est probable que les ancêtres de Bambara avaient fait leur Walkabout, seuls et isolés dans le désert ou peut-être en prenant contact avec une tribu différente de la leur. Mais le monde était en marche, l'Australie se civilisait rapidement et il était donc logique pour Bambara de faire son Walkabout parmi les hommes blancs et d'essayer de découvrir leur mode de vie. D'essayer d'apprendre si sa vie devait se continuer dans le moule tribal ou peut-être s'orienter vers la civilisation qui approchait à grands pas.

     Il me posa beaucoup de questions sur mes origines et sur la France, mais à ce jour, je doute qu'il ait été vraiment capable d'assimiler la notion d'un pays si loin et si différent. Je crois sincèrement que pour lui le monde s'arrêtait tout simplement au monde qu'il était capable de voir.
      Bambara était vraiment différent, son habileté à vivre dans le désert avec rien était vraiment impressionnante. Il était capable de trouver herbes et racines à manger dans un lieu où je ne voyais que pierraille. Il m'expliquait comment attraper un kangourou ou un lapin avec les pièges les plus simples du monde. Il était infatigable et supportait les chaleurs les plus fortes sans aucun problème. Il pouvait fonctionner pendant des heures sans rien boire, mais lorsque le besoin s’en faisait ressentir il était capable de sentir l'eau. L'eau pour lui avait une odeur apparemment bien précise, une odeur que, malgré mes efforts, je n'ai jamais réussi à humer. Aucun point d'eau, grand ou minuscule ne lui était inconnu le long de la voie ferrée sur laquelle nous travaillions. Il les connaissait tous, les avait répertoriés dans sa tête et était capable de les retrouver les yeux fermés simplement avec son nez. Il était né dans le désert, il connaissait le désert, il pouvait vivre du désert et était capable de survivre dans ce désert avec pratiquement rien.

      Bref, entre mon camion, le travail, et les longues conversations avec Bambara qui m'enseignait les secrets du désert et les secrets des tribus aborigènes de l'Australie, le temps passait vite. J'étais relativement heureux de travailler, de gagner de l'argent et surtout de satisfaire mon insatiable curiosité et d'apprendre et de découvrir grâce à Bambara, une manière de vivre en voie de disparition et ignorée par beaucoup de civilisés.

     Souvent, le soir, après le travail, Bambara quittait le camp et partait vers le désert, pour ne revenir que plusieurs heures plus tard. Bien sûr je lui avais demandé où il allait et il m’avait expliqué qu’il s’éloignait du camp juste assez loin pour ne plus entendre les bruits et retrouver le calme de la nuit. Puis, il s’asseyait sur un rocher, il se concentrait, vidait son cerveau et, lentement, allait retrouver ses ancêtres et prier les Dieux. Ce soir-là il revint de son petit tour dans le Bush plus tard que d’habitude, j’étais déjà à moitié endormi lorsqu’il entra dans la chambre et me secoua pour me réveiller :

-“ Frenchy, réveille-toi ! Écoute-moi ! Il faut que je parte. “
- “ Hein ? Oh ! Quoi ? Qu'est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui t'arrive ?“
- “ Il m'arrive qu'il faut que je parte, là-bas, la tribu m'appelle. “
- “ Attends un peu, reste calme, il est près de minuit, ne viens pas me dire que tu as reçu du courrier, c'est quoi cette histoire de la tribu qui t'appelle ? Que se passe-t-il ? t’ais cinglé ou quoi ? “
- “Non, je ne suis pas cinglé, je dois partir, la tribu m’appelle, mon père est très malade, peut-être mourant, je dois partir, maintenant, tout de suite. “
- ‘Attends ! Écoute ! Comment la tribu peut-elle t’appeler ? Comment sais-tu que ton père est malade ? Ce n’est pas possible ça !“
- “ Ce n’est peut-être pas possible pour toi, mais c'est possible pour moi, le message est là dans ma tête.
- “ Il vient d’arriver comment ton message ?“
- “ Comment ? Je ne sais pas, mais je sais que le message est là, que mon père est très malade et que je dois partir, le message est là dans ma tête, tu es mon ami, est-ce que tu viens avec moi ?“


     Je ne savais trop que penser. Est-ce que Bambara se fichait de moi ? Avait-il rencontré quelqu’un durant sa promenade du soir et ce quelqu’un lui avait-il fait passer un message de sa tribu ? Avait-il rêvé ou bien réellement reçu un message télépathique ?

     J’avais bien sûr entendu parler de la théorie de communication par télépathie, et quelque part j’avais lu que le peuple aborigène avait depuis des millénaires développé cette pratique, qui avait même un nom, mi-anglais, mi-aborigène, le “Mulga Wire“. Mais, je dois dire que la chose n'avait jamais vraiment retenu mon attention. Quoi qu’il en soit, Bambara semblait vraiment certain d’avoir reçu ce message. Et si, ce que Bambara disait était vrai ? J'avais devant moi une magnifique démonstration de la chose. J'étais à moitié endormi, je n'avais pas envie d'étudier le problème et je dois dire que je n'y croyais pas du tout. Il me semblait que Bambara avais fait un mauvais rêve et que le mieux était de se rendormir et d'attendre le matin, chose que j'aurais bien aimé faire si j'avais eu la possibilité de calmer Bambara. Mais il était à cent pour cent convaincu d'avoir reçu un message de son village, convaincu que son père était malade et peut-être mourant et convaincu du besoin de se mettre en route immédiatement et j'eus beau dire ou beau faire, rien ne pouvait l'arrêter. Il commença d'emballer dans un petit sac ses quelques affaires personnelles, en quelques minutes il était prêt à partir, il me regarda me demandant une fois de plus si j’étais prêt à l'accompagner.

     La chose était dingue évidemment, j'avais vendu la Land Rover quelques mois plus tôt, il faisait nuit, il n'y avait aucun moyen de locomotion à sortir de ce coin perdu, partir maintenant pour Dieu sait où était une folie sans nom, ridicule, absurde et, pourtant, je me sentis attirer par la chose. Ceci était probablement la seule chance que je n’aurais jamais d'aller dans un village aborigène, d'y entrer en compagnie d'un fils du village, d'y être accueilli, de voir, de parler, d’apprendre, de comprendre, je ne pouvais pas laisser passer cette chance. Et donc, avant d’avoir compris ce que je faisais, je jetais en vrac dans mon petit sac à dos deux ou trois bricoles, laissant dans la chambre la majorité de mes vêtements de travail et autres objets sans importance et avant d'avoir pris le temps de réfléchir j'étais prêt à partir avec Bambara.

     Je griffonnais quelques mots sur une feuille de papier, expliquant au chef d'équipe que nous partions en urgence. Je m'excusais bien sûr pour les problèmes que notre départ imprévu causeraient mais, à vrai dire, je m'en moquais complètement, j'étais déjà loin et en route pour un voyage de découverte au fond du bush.  

     Je serai honnête et j'admettrais sans honte que durant les jours qui suivirent j'eus maintes fois l'occasion de regretter cette décision pour le moins hâtive. Bambara était comme possédé par un démon intérieur qui le contrôlait. À peine sorti du camp, il s'était arrêté quelques secondes, regardant le ciel, les étoiles, humant l'air, semblant prendre le temps de s'orienter et, soudainement, il était parti vers le nord-est, sur une vieille piste à peine visible, d'une marche très rapide, presque un petit trot.

     J'étais jeune, en excellente condition physique et, au début, je n'avais eu aucune peine à le suivre et à m'adapter à son style de voyage, mais je n'étais pas prêt à suivre la cadence qu'il allait m'imposer. Je suis sûr que nous aurions pu peut-être faire du stop, prendre un bus ou je ne sais quoi, mais il était évident que la chose n'était pas entrée dans la tête de Bambara. Il se dirigeait vers son village natal par le chemin le plus court, la ligne droite à travers le désert et les montagnes, ignorant tout obstacle offert par la nature, nous n'avions ni eau, ni nourriture. Bambara comptait sur son habileté et sa connaissance du désert pour se ravitailler au fil des kilomètres. Il était infatigable, il trottait sans arrêt, direction nord-est et, par moments, je doutais qu'il se préoccupa de ma présence derrière lui ou non. J'étais épuisé, crevé, assoiffé, affamé, les quelques gorgées d'eau et la nourriture du désert que Bambara trouvait et les quelques heures de sommeil qu’il nous accordait chaque nuit ne suffisaient pas du tout à ma constitution d‘Européen. Malgré tout je m'accrochais et je restais avec lui durant ce voyage à travers ce désert de sable rouge. 

      Finalement après quatre jours de course effrénée à travers cet enfer de chaleur, de sable et de vent, Bambara s'arrêta au sommet d’une petite colline. Il me montra au loin, un bosquet d'arbres au bord d'un minuscule cours d'eau, sous les arbres je distinguais vaguement des formes qui étaient peut-être des huttes et je vis quelques filets de fumée venant de feux de bois.
 - “Mon village, nous arrivons à temps !“

     À ce point, j'étais bien trop fatigué pour mettre en doute cet état de choses, et quelque part, durant ces jours de course éperdue à travers le désert, je m'étais plus ou moins convaincu que Bambara était réellement en contact avec sa tribu. Je ne doutais plus, je croyais que son père était malade, peut-être même mourant, mais que nous arrivions à temps.
     Au fur et à mesure que nous nous rapprochions du village, Bambara ralentissait sa cadence, comme effrayé d’arriver trop tôt, comme désireux de prolonger le moment de la rencontre. Nous marchions maintenant sur une piste poussiéreuse, qui entrait dans le petit village et qui semblait être la seule et unique “rue”. Le village semblait être un mélange de construction traditionnelle aborigène et de civilisation. De chaque côté de la piste avaient été construites quelques huttes en forme de dôme, une charpente de branches recouverte par des herbes entrelacées et mélangées à de la glaise sèche. Toutefois, sur la plupart de ces dômes apparaissaient des bâches de toile épaisse aux couleurs vives, et même quelques plaques de tôle ou de contreplaqué, donnant au village un air de bidonville. Le village donnait l’impression d’une civilisation ayant évolué trop vite ou pas assez.

     Devant chaque hutte, quelques pierres étaient rangées de manière à former un foyer, supportant de vieilles gamelles bosselées ou entourant un trépied de bois sous lequel était pendu un vieux pot, noir de fumée. Deux ou trois de ces feux fumaient encore, quelques femmes vêtues de vieille robe de coton et pieds nus s’affairaient autour de ces feux. Au loin on entendait les cris d’un groupe d’enfants jouant et se baignant dans le petit ruisseau. Comme nous entrions dans le village, Bambara tendit le bras vers la droite et vers la première hutte à l’entrée de village.

 - “ Là tu pourras te reposer, nul ne te dérangera” dit-il en s’éloignant vers l’autre bout de la « rue ».

     Je me dirigeais vers le dôme qu’il m’avait montré, une ouverture s’ouvrait face à la piste, fermée par une toile. Je soulevais la toile et pénétrais dans la petite construction, je fus surpris de constater que l’intérieur était relativement frais, sur un des côtés, un vieux lit pliant recouvert d’une couverture. Un peu plus tard, une vieille femme vint m’apporter un bidon de plastique plein d’eau et quelques boulettes ovales ressemblant à des petits pains. J’essayais un de ces petits pains, ils avaient un goût agréable, j’étais affamé, je ne réfléchis pas et je dévorais la totalité de ce repas inespéré, arrosant le tout de solides rasades d’eau du bidon. Puis, ayant posé mes chaussures, je m’étendis sur le lit … Je crois que je m’endormis avant même que ma tête ne touche la couverture. 

     Il était près de midi lorsque je m’endormis, plus tard beaucoup plus tard, une main secoua mon épaule, c’était Bambara. J’ouvrai les yeux pour constater que le soleil se levait. J’avais donc dormi tout l’après-midi et toute la nuit non-stop, je me sentais plus reposé que je n’avais été depuis une semaine. Bambara tenait à la main une tasse de fer blanc remplie de vrai café, je le bus lentement, finissant de me réveiller complètement et retrouvant à peu près la forme. Je demandais à Bambara des nouvelles de son père.

     Le désir de revoir Bambara encore une fois, avait été la seule force qui le gardait en vie. Le lendemain, il était décédé, et j’eus le privilège d’assister à des funérailles aborigènes. Il n’existait pas, près du village, un cimetière ou même un lieu réservé à l’usage des morts. Une tombe avait été creusée près d’un gros rocher, le corps enveloppé d’une toile grise fut descendu dans la tombe. Pendant des heures les hommes défilèrent devant la tombe ouverte récitant dans leur langue, ce qui, je pense était l’histoire de la vie de la victime ou peut-être lui offrant un dernier salut. Puis l’un après l’autre, les gens du village se relayèrent pour recouvrir le corps, tout d’abord de terre, puis de pierres de plus en plus grosses afin d’empêcher les animaux de le déterrer. Enfin plusieurs anciens s’accroupirent tout autour de la tombe pour le veiller encore longtemps afin d’accompagner son âme vers le monde de ses ancêtres.

     Je ne suis pas trop sûr, de ce que j’attendais en venant dans ce village, je crois que je pensais vivre une belle aventure, partager les chasses, la manière de vivre et même peut-être les fêtes de la tribu, mais, au lieu de cela les deux jours qui suivirent furent probablement les moins agréables de mon existence. Il me semble que tout le village portait le deuil du père de Bambara. Conformément aux traditions la femme du mort devait garder le silence pour plusieurs lunes. Il me semble que c’était tout le village qui était silencieux. Les enfants semblaient avoir disparu et ne jouaient plus au bord du ruisseau. Quant à Bambara il passait des heures prostré en plein soleil devant la hutte de son père, ou bien partait pour de longues promenades à travers le bush. Lorsqu’il revenait fatigué, énervé, il semblait toujours prêt à se quereller avec les autres membres de la tribu, comme s’il cherchait quelqu’un ou quelque chose à blâmer pour la mort de son père.
     Je n’avais vraiment pas grand-chose à faire de plus dans le village, j’avais même l’impression que Bambara ne désirait pas vraiment me voir plus longtemps, mais évidemment il ne me disait rien, l’hospitalité est sacrée chez les aborigènes. Je ne voyais aucune raison de m’éterniser. J’informais Bambara qu’il me fallait partir, il ne protesta pas et le lendemain il m’accompagna jusqu'à la route la plus proche. Avant de nous séparer il me remit un vieux boomerang et un bâton message qui avait appartenu à son père en m’informant qu’ainsi j’emmenais loin du village une partie de sa douleur. Puis il me serra la main à la manière des hommes blancs et repartit sans se retourner et je repris la direction du sud en stop.

    Bien des années ont passé depuis cette course dans le désert et la mort du père de Bambara. J’ai encore accroché à un mur le boomerang et le bâton message. J’ai depuis beaucoup lu sur la transmission de pensées, je n'ai encore jamais trouvé la preuve absolue de l’existence ou de la non-existence de la chose, mais si Bambara ne communiquait que par la pensée avec sa tribu, alors comment savait-il ? Parfois je me demande… Est-ce qu’il m’a baratiné et m’a fait marcher ? Et si oui … Comment et pourquoi ? 

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