samedi 21 février 2026

08 Qui a tué Billy Forsight

                            Qui a tué Billy Forsight
 
      Tout était comme dans les films. Vous savez ces films que nous avons tous vus un jour ou l'autre. Un homme prit dans un engrenage stupide, un concours de circonstances infernales, une bonne dose de malchance, un flic buté qui s’entête et sans trop bien savoir comment il est arrivé là, notre homme se retrouve au tribunal sur le banc des accusés, un peu paumé et comptant sur son avocat pour le tirer d’affaire

     Nous étions dans la grande salle du tribunal de Cairns, dans le nord du Queensland, en Australie, tout au début des années soixante-dix. Ce qui représente tout de même un paquet d'années, et pourtant croyez-moi, cette salle je la revois encore comme si j'y étais, comme si c'était hier.

     Vu de la rue, le tribunal n'était bien sûr qu'un autre énorme bâtiment administratif. On y entrait par une porte vitrée on ne peut plus banale. On traversait un hall qui semblait toujours encombré de gens pressés de régler leurs problèmes, afin de pouvoir disparaître avant d’avoir été remarqués. Des secrétaires, les bras chargés de dossiers et se donnant l'air important le traversaient rapidement, saluant au passage une paire de flics plus ou moins désœuvrés. Dans un coin, quelques curieux papotaient avec un reporter du journal local à la recherche d'un article. Dehors, à quelques mètres de la porte, accroupi dans un coin d’ombre un vieil aborigène tendait la main sans grand espoir.
     Là-bas, tout au fond, une porte immense conduisait à la grande salle du tribunal où se jugeaient les cas importants, qui faisaient les gros titres et dont se régalaient les amateurs de potins, qui s'ennuyaient tout de même un peu dans cette petite grande ville provinciale.
     Une fois franchie la “grande porte” conduisant à la grande salle du tribunal, on entrait dans un monde un peu spécial, silencieux, calme et feutré, comme étant à part du monde extérieur. Face à la porte s'ouvrait un passage entre deux rangées de bancs de bois réservés au public venu assister aux débats. Au bout de ce passage, la salle du tribunal proprement dite semblait attendre les acteurs qui allaient lui donner vie.
     Juste devant les premiers bancs et de chaque côté du passage, deux longues tables et quelques sièges étaient réservés d'un côté, à l'avocat et à ses aides et, de l'autre coté au procureur de la République ou District attorney comme on l'appelait ici. Un peu plus loin, toujours sur la droite, le box de l'accusé avec un siège de bois dur et inconfortable.
     Sur la gauche, deux rangées de bancs attendaient pour accueillir les douze jurés et enfin tout au fond, sur une haute estrade, un immense bureau sur lequel trônait le fameux marteau et le petit billot de bois servant au juge à matraquer ses phrases importantes et ses décisions. À droite du bureau du juge, un autre bureau légèrement plus bas abritait le greffier et sa multitude de dossiers.
     Tout au fond à gauche et derrière le bureau du juge s'ouvraient deux portes conduisant, je l'imagine, vers le cabinet du juge, vers des salles d'archives, vers les bureaux du district attorney, vers les salles de réunions des jurés ou autres pièces importantes à l'administration de la justice. À vrai dire je n'en savais rien et je m'en moquais complètement.                                                                                    
     Tout au fond à droite, du côté du box des accusés, il y avait aussi une porte près de laquelle se tenait en permanence un policier en uniforme, durant les différentes procédures du tribunal. Cette porte conduisait à un couloir étroit, qui menait vers l'arrière du bâtiment, vers un petit parking donnant sur une allée discrète. De chaque côté de ce couloir étroit, une série de cellules minuscules servaient à garder les accusés en attente d'être entendus. Et la raison pour laquelle je savais exactement ce qu'il y avait derrière cette porte, est tout simplement que je venais de la traverser, menottes aux mains, en compagnie des deux policiers qui m'avaient accompagné jusqu'au box des accusés, où je m'étais assis sur le siège de bois dur et inconfortable où j'attendais sans impatience l'arrivée de l'honorable juge Brewington.
     C'était peut-être comme dans les films, mais, cette fois, pour moi la chose était vraiment différente. Je n'étais pas là en spectateur, mais au contraire, j'en étais l'acteur principal, j’étais l’homme sur le banc des accusés et si je ne risquais pas de perdre ma tête, je risquais de perdre ma liberté pour un nombre important d'années, puisque le chef d'accusation était tout de même le meurtre de Billy Forsight.

     Tout en attendant le juge, j'observais la salle autour de moi. Le plafond très haut aurait dû donner à la pièce une impression d'espace, mais au contraire, ce plafond haut écrasait l'individu et semblait le diminuer. Les murs d'un blanc cassé, très très légèrement gris donnaient à la pièce un air sérieux, mais un peu lugubre. Derrière le bureau du juge, les murs étaient couverts de larges panneaux de bois verni sombre et prétentieux. En face de moi les bancs vides des jurés semblaient menaçants. J'étais un peu anxieux et curieux de voir la tête des douze hommes et femmes qui allaient s'asseoir là et finalement décider de mon futur, de mon innocence ou de ma culpabilité, de ma liberté ou de la prison.

     La zone réservée au public était pleine à craquer. Les bancs étaient pleins de curieux attirés ici par la publicité énorme, faite à ce cas depuis près de trois mois à la télévision et dans les journaux. Tout un chacun voulant être le premier à savoir ce qui s'était vraiment passé, là-bas dans le camp de Billy Forsight.
     À quelques mètres de moi, mon avocat, revêtu de sa robe noire et de sa perruque blanche ridicule s'était installé à sa table, avait ouvert son attaché-case, en avait sorti une poignée de dossiers qu'il feignait d'examiner et de découvrir. À quelque mètres de lui, à l'autre table, le district attorney, lui aussi revêtu de la même robe noire et de la même perruque stupide s'occupait exactement de la même manière. À les voir, on aurait vraiment pu s'imaginer qu'ils découvraient tous les deux, en ce moment, le cas qui nous occupait, alors que tout le monde savait qu'ils en connaissaient probablement les moindres détails depuis longtemps.
     Tous les deux étaient jeunes, je dirais même très jeunes. Le district attorney n'occupait sa position que depuis quelques mois et avait besoin d'un cas important qui lui permettrait de montrer au monde son efficacité. Je savais donc qu’il voulait ma tête à tout prix, non pas parce qu'il me croyait plus ou moins coupable ou qu’il me haïssait, mais parce que c'était son boulot, qu'il était là pour accuser et prouver au monde que si un crime était commis, le ou les coupables seraient trouvés et punis. Il était jeune et il fallait qu'il se fasse un nom le plus rapidement possible s’il voulait voir sa carrière avancer. Quant à mon avocat, il démarrait dans le métier, il était totalement inconnu et avait lui aussi besoin de se faire un nom et je savais qu'il était extrêmement heureux d'assumer ma défense. Il savait que l'affaire serait dans les prochains jours à la télévision et dans tous les journaux, son nom serait prononcé à multiples reprises et cela serait la meilleure publicité dont il pouvait rêver. Il savait aussi, bien sûr, que l'affaire était des plus bizarre et inhabituelle et donc s'il arrivait à prouver mon innocence, son futur était assuré dans la région. J'avoue que moi-même, j'aurais préféré avoir affaire à un vieux district attorney n'ayant plus rien à prouver, mais j'étais plutôt heureux de voir mon avocat se démener, étant persuadé qu'il allait se défoncer pour obtenir un non-lieu total.

     Tout à coup, le brouhaha venant de la zone réservée au public s'interrompit, là-bas, au fond, par la petite porte de gauche, les jurés étaient en train d'entrer. L'un après l'autre, calmement, lentement, l'air sérieux, ils avançaient et allaient s'installer sur les bancs qui leurs étaient réservés, chacun d'entre eux face à la petite carte portant son nom.

     Je les dévisageais curieusement, essayant de deviner sur le visage de ces huit hommes et ces quatre femmes, quelques indices me montrant s’ils étaient a priori pour ou contre moi, mais je dois dire que je ne remarquais rien dans un sens ou dans l'autre et je me désintéressais rapidement de mon observation.
     Le temps continuait de passer lentement, le public recommençait à parler à voix basse et ce fond sonore reprenait tout doucement le contrôle de la salle de tribunal.
     Une fois de plus le brouhaha s'interrompit, l'honorable juge Brewington faisait son entrée. Vêtu lui aussi comme le voulait la tradition de sa robe noire et de sa perruque blanche. L'espace d'un instant, je me demandais la raison de cette mascarade, la raison de cette robe noire et de cette perruque blanche, la raison de ce titre pompeux de "L'honorable juge " etc.
      La chose était tout de même illogique, de la part de ces Australiens, qui sans cesse réclamaient la rupture de leurs liens avec l'Angleterre, et qui, en même temps, s'accrochaient encore désespérément à ces vieilles traditions anglaises, à ces coutumes protocolaires, à ces uniformes, à ces manières de faire, venues du vieux monde. Je crois même qu'ils en rajoutaient un peu, essayant de faire oublier au monde la jeunesse de leur pays en gardant des traditions venues d'ailleurs et vieilles de mille ans.  
     Nous étions maintenant au complet, le juge, les jurés, le district attorney, l'avocat, le public et bien sûr, moi, l'accusé, nous pouvions commencer la séance.   
     Le juge ne perdit pas de temps à examiner ses notes et ses dossiers, il était évident qu'il était au courant de la situation et, sans perdre un instant, il s'adressa à moi. Il savait que je n'étais pas australien de naissance, que la langue anglaise n'était donc pas ma langue maternelle. Il me demanda donc immédiatement si je comprenais suffisamment la langue pour savoir ce dont j'étais accusé. Il m'offrit les services d'un interprète afin de s'assurer que je comprenais vraiment ce qui se passait et refusa de continuer la séance tant que je ne lui eus pas assuré que mes connaissances de la langue de Shakespeare me permettaient de comprendre la situation et que je préférais parler directement, plutôt que par l'intermédiaire d'un interprète plus ou moins bon. Ce détail étant définitivement réglé, il entra directement dans le vif du sujet et s'adressant au district attorney lui demanda de bien vouloir présenter aux jurés le cas qui allait nous occuper aujourd'hui.

     Le jeune district attorney se leva de sa table, se dirigea vers le centre de la salle où il entreprit d'expliquer le plus brièvement possible les motifs de l'accusation. Essayant de s'adresser à la fois aux jurés, au juge et au public. Il était plutôt nerveux, mais je me dois d'admettre que son discours d'introduction était tout de même très cohérent et extrêmement précis. S’il est sûr que je ne souviens pas exactement de ses mots, c'était tout de même quelque chose comme ça.

     "Il y a environ trois mois, le cinq juillet de cette année, l'accusé se trouvait dans le camp du chercheur d'or Billy Forsight, en compagnie de deux de ses amis. Un aborigène du nom de Gaharat et le père dudit Gaharat dont nous ignorons à ce jour le nom, et que nous appellerons donc tout simplement "le père de Gaharat ". Personne d’autre n’était présent et nul ne sait exactement ce qui s'est passé durant cette visite... Si nous croyons les déclarations de l'accusé, il semblerait qu'une violente dispute ait éclaté entre Gaharat et Billy Forsight. Il semblerait que durant cette violente dispute, un coup de feu ait été tiré par Billy Forsight et que Gaharat ait été frappé mortellement... Il n'y a en ce moment absolument aucun doute sur la manière dont est mort Gaharat, sa mort a bel et bien été causée par balle. Il y avait dans le camp une seule arme à feu, un fusil appartenant et enregistré au nom de Billy Forsight. L'autopsie a prouvé que la balle venait bien du fusil de Billy. L'étude dudit fusil montre clairement que ce fusil a été utilisé récemment et ledit fusil porte de nombreuses empreintes digitales récentes de Billy Forsight. Sur le fusil ont été aussi trouvées quelques empreintes anciennes et non identifiables, mais aucune de ces empreintes n’appartiennent à Gaharat, au père de Gaharat ou à l’accusé. Nous pouvons donc assumer raisonnablement, que le fusil a bien été utilisé par Billy Forsight et que Gaharat a bien été tué par Billy Forsight comme nous le dit l'accusé...

     Mais l'accusé nous affirme que Billy Forsight aurait été tué à son tour par le père de Gaharat désireux de venger son fils... Nous sommes convaincus que sur ce point il ment. Que, constatant la mort de son ami, blâmant Billy Forsight pour cette mort, l'accusé dans un geste de colère aurait saisi une hachette et aurait frappé brutalement et par surprise Billy Forsight à la poitrine occasionnant la mort immédiate dudit Billy Forsight.
     Quelles que soient les causes de la mort de Gaharat, le geste de l'accusé reste un geste de violence inacceptable vis-à-vis de Billy Forsight. Nous avons l’intention de prouver que ce geste n’a été en aucun cas accompli pour raison de self défense, mais dans un but de vengeance pure et simple. Nous demandons juste punition pour cet acte, qui est tout simplement un meurtre gratuit et volontaire, sachant que nul n'a le droit dans ce pays de faire justice soi-même ‘’

       Tout le monde avait écouté ce petit discours avec beaucoup d'attention. J'avais envie de me lever et de crier que Billy Forsight était un bousilleur de la nature, un pollueur, un empoisonneur et un tueur et méritait amplement ce qui lui était arrivé. Mais je me maîtrisais, il ne fallait surtout pas montrer aux jurés que j’avais un caractère coléreux et que j'étais subjectif à des actes irraisonnés. Le juge regarda les membres du jury et mon avocat comme pour s'assurer que tous les gens intéressés par la chose avaient bien compris ce que venait de dire le district attorney et devant l'absence totale de réaction il fit signe au district attorney de continuer.
      “Malheureusement, le seul témoin de ce qui s'est passé ce jour-là dans le camp de Billy Forsight est l'accusé lui-même. En fonction de quoi, je lui demanderais donc de bien vouloir quitter le box des accusés et de se présenter à la barre des témoins afin de nous donner sa version des faits.”
      Donc, suite au discours du district attorney et, bien qu’étant toujours l’accusé je devenais aussi le principal témoin. Un rapide regard à mon avocat et un hochement de tête de sa part m’informa qu’il était d’accord avec la procédure proposée par le district attorney. Je me levais et me dirigeais vers la barre des témoins où j’attendis calmement les questions de l’accusateur public.
     Dès mon arrivée à la barre des témoins, le greffier se présenta avec une bible énorme, sur laquelle il me demanda de poser la main et répétant ses paroles une à une, je jurais de dire la vérité, toute la vérité et rien d’autre que la vérité.
     Là encore, je dois dire que la chose me parut un peu absurde, en ce sens que ce serment sur la bible, auquel la cour semblait attacher tant d’importance, n’avait finalement aucune valeur. Si j’étais athée, musulman, bouddhiste ou je ne sais quoi d’autre, ce serment sur la bible n’avait en somme pas plus de valeur qu’un serment sur une brique ou une pierre, mais les traditions de la mère Angleterre devaient être respectées et donc, la procédure suivait son cours.
     Ayant juré sur la bible, j’étais maintenant prêt à répondre aux questions du district attorney, j’avoue que j’étais un peu nerveux et que je me demandais où il voulait en venir.
     Une fois de plus il s’avança vers le juge et déclara 

      “Comme je l’ai dit précédemment, le seul et unique témoin de ce qui s’est passé ce jour-là dans le camp de Billy Forsight est l’accusé. Suite au bruit énorme qui a été fait sur ce cas à la télévision et dans les journaux, nous avons tous une idée plus ou moins floue de ce qui s’est passé. Je pense donc raisonnable, avant toute autre procédure de demander à l’accusé de bien vouloir nous donner sa version des faits, tel qu’il prétend que les choses se sont passées. J’INSISTERAIS toutefois auprès des jurés sur le fait, que ceci est la version des faits par l’accusé et donc n’est pas nécessairement la vérité que nous devons établir. Toutefois je crois sincèrement que la description des événements de ce jour par l’accusé pourra nous donner une base de départ vers la découverte de ladite vérité.”

     Il parlait maintenant avec aisance et confidence, il se prenait au jeu et devenait de plus en plus sûr de lui-même. Il se tourna vers moi et, d’un ton un peu trop autoritaire à mon goût, me demanda de bien vouloir raconter mon histoire.

      “La parole est à vous, la Cour vous sera très reconnaissante de bien vouloir avec vos mots et à votre manière nous raconter tout ce qui s’est passé entre vous et Gaharat, le père de Gaharat et Billy Forsight. Ayez l’obligeance de commencer au début de l’histoire, en vous présentant vous-même et en expliquant vos raisons pour votre présence en Australie et votre visite aux Nord Queensland, afin de permettre aux jurés de bien comprendre la totalité de la situation et de se faire une idée complète de ce qui s’est passé, etc.”

      La parole était à moi et c’était maintenant ma chance de tout raconter. Je me jurais de ne rien oublier et de leur faire comprendre ce qui s’était passé ce jour-là et surtout ce qui tout doucement nous avait amenés à ce moment stupide où deux hommes avaient perdu la vie, pour une connerie.


     “Tout d’abord, permettez-moi de me présenter, je suis citoyen français, j’ai vingt-six ans, j’ai grandi comme beaucoup dans un monde normal et sans histoire. Désirant découvrir un style de vie un peu différent, rêvant de découvertes et d'aventures je voulais depuis longtemps quitter la France et partir voir le monde et c'est ainsi que je décidais de profiter du programme d'émigration offert par le gouvernement australien.
     Comme des milliers d'autres avant moi, je débarquais dans le port de Melbourne, où de multiples agents du gouvernement attendaient les deux milles émigrants que nous étions, et nous entraînaient vers un centre d'accueil où je passais les deux ou trois semaines suivantes, m'efforçant le plus rapidement possible d'apprendre l'anglais et de me renseigner sur mon nouveau pays.
     Quelques semaines plus tard, je partis vers Sydney où je devais rester quelque temps avant de reprendre la route, afin de faire en auto-stop le tour de l’Australie. C’est ainsi que je partis vers le nord et Brisbane, puis je remontais la côte du Queensland jusqu'à Cairns avant de repartir vers le Northern Territory, vers Alice Spring et Darwin pour finalement arriver au Western Australia.

     Dès mon arrivée au Western Australia, je compris que la zone sud-est du pays, Melbourne, Sydney, Brisbane et Adélaïde, ressemble somme toute beaucoup à l'Europe. Que les conditions de travail et de vie sont plus ou moins similaires. Ce genre de vie n'était pas ce que je recherchais, j'étais venu en Australie à la recherche d'un style de vie différent. Je me laissais facilement convaincre que je pourrais trouver une vie beaucoup plus intéressante au Western Australia, qui est encore en plein développement et où s'ouvrent de nombreuses mines et d'énormes chantiers de constructions de routes ou voies ferrées.
     Je réussis à obtenir mon permis de conduire et je me mis à la recherche d’un emploi loin de la ville, dans un de ces chantiers dont j’avais entendu parler. Je trouvais rapidement un poste de chauffeur, car malgré les bons salaires, les conditions de vie restent très dures et beaucoup de travailleurs hésitent encore à se lancer et à accepter ce genre de travail dans le bush.   
     Je viens de passer près de trois ans dans les chantiers du Pilbara, travaillant sept jours sur sept, entrecoupés de courtes périodes de vacances en ville. J’ai pu, au fil de ces mois, accumuler un petit pécule qui m’a permis de m’acheter une Land Rover et de m’offrir ces vacances dont je rêve depuis des années.
     J’ai donc, il y a quelques mois, quitté mon emploi, j’ai traversé le Nullarbor désert de Perth à Adélaïde, de là je suis remonté vers le nord à travers le Victoria et le Queensland en direction de Cairns que j’aime beaucoup, pour son soleil, ses plages et son atmosphère un peu particulière.
     Après quelques jours à Cairns, poussé par la curiosité et le désir de découvrir quelque chose de vraiment différent, j'ai continué vers la péninsule d’York. À la recherche de ces zones encore sauvages et peuplées par une poignée de colons blancs et, si l’on en croit les bruits qui courent par quelques tribus d’aborigènes vivant encore comme au temps du capitaine Cook.
     Je venais de quitter Cairns et je me dirigeais vers le nord, heureux de voyager et de découvrir un monde et un paysage nouveaux, lorsque sur le bord de la route se dressa un auto-stoppeur qui immédiatement retint mon attention. Il était jeune, grand et solide, vêtu d’un short et d’une chemise kaki, son seul bagage était un petit sac de voyage sans grande importance, il était noir comme l’ébène et évidemment pur souche aborigène. Dès que je le vis, je freinais brutalement et je m’arrêtais en face de lui, je l’invitais à monter, il me salua dans un anglais correct et m’informa qu’il allait vers le nord et que tout véhicule le rapprochant de sa destination était le bienvenu.
     Rapidement la conversation s’engagea entre nous, tout d'abord nous avons parlé de choses et d'autres, de l'Australie, du climat, de végétation, de la mer toute proche et de je ne sais plus quoi d'autre. Il parlait un très bon anglais, semblait être éduqué et désirait tout savoir de mon pays d'origine, comme je désirais tout savoir de lui et de ses ancêtres. Dès les premiers instants, nous avons sympathisé et le premier soir, sans même avoir pris le temps d'en discuter, comme si la chose était des plus normales, j'arrêtais la Land Rover près d'un minuscule ruisseau au bord de la route et ensemble nous avons préparé notre repas et notre camp pour la nuit. Autour du feu de camp, une tasse de thé à la main, je lui ai raconté mon pays, mon passé, ma famille et, à son tour, il s'est ouvert à moi et m'a parlé du désert, du bush et de sa manière de vivre.

     C'est ainsi que je découvris que son nom était Gaharat, né au fond du bush il y a quelques vingt-cinq ans, il n'avait jamais connu sa mère et avait grandi durant les premières années de sa vie avec son père, dans la tribu et la famille de celui-ci, là-bas quelque part dans une réserve du Cap York. Apprenant dès son plus jeune âge à vivre avec la nature, avec le soleil et le vent, avec juste un peu d'eau, quelques fruits et racines sauvages et le résultat de la chasse et de la pèche. Et puis un jour, son père lui avait pris la main et l'avait conduit à l'école et c'est là qu'il avait appris l'anglais, à lire, à écrire et à compter et plus tard il avait appris un métier et était devenu charpentier. Son père était reparti vers le bush, avait repris sa manière de vivre ancestrale, vieux solitaire sous une hutte de branches, chassant le kangourou ou pêchant les quelques cours d'eau de la région pour manger.
     Gaharat vivait maintenant, parfaitement intégré à la civilisation, mais une fois l’an, pour quelques trois ou quatre semaines, il abandonnait le monde civilisé, vêtu d’un vieux short et d’une chemise, il partait en auto-stop vers le nord de la péninsule à la recherche de son père et de son passé. Il se renseignait auprès de la population aborigène locale, où tout le monde semble savoir tout ce qui se passe dans ce monde à eux et, très rapidement il arrivait à localiser la position de son père qu’il rejoignait dans son camp perdu au bord d’un ruisseau ou au sommet d’une colline oubliée.
     Il était très tard, Gaharat venait de m’expliquer que cette année il lui serait très difficile de rencontrer son père, qui s’était enfoncé beaucoup plus loin que d’ordinaire vers le centre de la péninsule, vers les réserves des aborigènes. Nul ne semblait savoir exactement où il était, et, si Gaharat était sûr de pouvoir éventuellement le localiser, considérant qu'il voyageait en auto-stop et perdait beaucoup de temps, il ne pensait ne pas avoir le temps de chercher et d’atteindre le camp du vieil homme et devrait se contenter de renouer le contact pendant quelques jours avec la vie sauvage, avec le bush et peut être quelques vieux amis.
     Alors, sans réfléchir, je lui expliquais que j’étais en vacances, que j’avais une Land Rover, qui, si l’on en croyait le constructeur pouvait aller partout. Que je n’avais rien d’autre à faire, que j’étais désireux de découvrir son peuple et son monde et de vivre une aventure différente et je lui offris tout simplement de le conduire au bout du monde s’il le désirait, et là, simplement, avant de se coucher, la décision fut prise de partir le lendemain matin à la recherche de son père.
      Grâce à ses contacts avec les gens de son peuple, Gaharat savait où son père avait établi un de ses derniers camps. Il savait qu’il pouvait retrouver ce camp sans difficulté et là il était sûr qu’il pourrait retrouver des traces ou quelques indices laissés par le vieil homme lui permettant de se lancer à sa recherche. Le lendemain nous vit faire une rapide escale dans une station-service perdue au bout du monde où nous fîmes les pleins de mes réservoirs de combustible et de mes jerrycans et où nous complétâmes nos réserves de vivres.
     Puis, je laissais Gaharat prendre l’initiative de la direction et ensemble nous quittâmes les sentiers battus pour nous enfoncer en plein Bush vers le nord-ouest.
     Pendant deux jours, suivant les instructions de Gaharat qui semblait connaître cette zone immense comme le dos de sa main, je conduisis à travers vallées et collines, parfois suivant de vieilles pistes oubliées et parfois coupant à travers d’immenses étendues plates et sèches, me fiant totalement à l’instinct de mon guide. Chaque soir nous voyait assis autour du feu de camp, buvant du thé et parlant de choses et d'autres jusqu'à des heures impossibles et chaque matin nous revoyait aux premières lueurs de l'aube déjeunant et prêts à repartir, pressés d'arriver au but de notre voyage.
     Le soir du deuxième jour, nous trouvâmes sans peine un camp abandonné quelques semaines plus tôt par le père de Gaharat. Gaharat fouina tout autour du camp sembla trouver ce qu’il cherchait et nous repartîmes.
     Puis, en fin d’après-midi du troisième jour, la Land Rover traversa un petit cours d’eau. À une dizaine de mètres du petit ruisseau, à l’ombre de quelques arbres s’élevait une hutte de branchage de quelque trois mètres sur trois. Devant la hutte, un feu de bois achevait de se consumer et sur les braises rougeoyantes cuisait un énorme morceau de viande que j’assumais être une cuisse de kangourou. Près du feu, se tenait accroupi un homme noir aux cheveux et à la barbe blanche, petit, mince paraissant aussi vieux que le monde. À notre arrivée, il se leva pour nous accueillir, sans surprise comme s’il nous attendait depuis des heures, Gaharat s’arrêta à quelques mètres, le salua de la tête et, du regard, avant de s’avancer vers l’ancien et de lui tendre les mains. Ils échangèrent quelques paroles dans un langage étrange, leurs regards semblant dire plus que leurs mots, puis Gaharat de nouveau se remit à parler anglais et me présenta à son père.

      Les quelques jours qui suivirent furent pour moi une expérience incroyable. Gaharat et son père me montraient les secrets du bush, comment vivre avec presque rien, chasser, pécher, suivre une piste, sentir l’eau et le vent, cuire son dîner sur un feu de bois avec des herbes inconnues du monde. Lorsqu'il était impossible de revenir au camp de base, comment dormir au milieu du désert dans un trou creusé dans le sable encore tiède du soleil de la journée. Chaque soir épuisé je m’endormais comme une souche, les laissant en tête à tête auprès du feu de camp où ils échangeaient encore leurs souvenirs dans cette langue étrange à la sonorité bizarre.

     Le père de Gaharat n'était qu'un tout petit bonhomme maigre, vêtu d'un vieux short, il semblait vieux et fragile, mais ses yeux brillaient encore d’enthousiasme au moment de la chasse et il semblait avoir des réserves d’énergie incroyable et semblait infatigable lorsqu’il était sur la piste d’un gibier. Il parlait un anglais hésitant, mais suffisant qui nous permettait de communiquer de manière adéquate.  
     Tout cela dura seulement quelques jours, nous étions tous les trois conscients que cela ne pourrait pas durer et que très vite nous devrions chacun de notre côté repartir vers la vie. Mais, pour le moment, une amitié solide se développait entre nous et simplement, sans question, nous vivions ces moments de joie simple en contact avec la nature... Et bien sûr, je n’aurais jamais pensé que tout cela finirait aussi mal et aussi rapidement.

     Depuis notre arrivée au camp du père de Gaharat, nous utilisions pour nos besoins en eau potable le réservoir d’eau de la Land Rover. Ce matin-là, au moment de remplir la gamelle pour le thé matinal, Gaharat s’aperçut que le réservoir était vide et se dirigea donc tranquillement vers le petit ruisseau tout proche pour s’approvisionner en eau et il eut la surprise de voir son père lui barrer le passage.
     Le père de Gaharat nous expliqua que nous ne pouvions pas utiliser l’eau du ruisseau pour notre consommation. Un peu plus haut, en amont du ruisseau, un homme s’était installé recherchant de l’or. Un de ces chercheurs itinérants comme on en voit parfois à travers le cap York, allant de-ci, de-là et s’arrêtant quelques jours ou quelques semaines pour tenter sa chance dans quelque colline ou près d’un cours d’eau, avant de disparaître et de repartir ailleurs. Cet homme utilisait l’eau du ruisseau pour laver le sable qu’il croyait aurifère et déversait dans ledit ruisseau de nombreux poisons à base de mercure ou autres produits rendant l’eau inconsommable. Nous devions donc aller nous approvisionner à une petite source au flanc de la colline. La chose ne gênait pas trop le père de Gaharat, ses besoins en eau étant minimes, de plus l’homme n’était là que depuis quelques semaines et repartirait bientôt.
     La chose frappa Gaharat comme un coup de poing à l‘estomac, nous étions en plein cœur d’une réserve aborigène. Nul blanc n’était autorisé à séjourner dans la zone sans autorisation ou invitation et bien sûr nul n’était autorisé à chercher de l’or et à polluer les rivières. Ce chercheur d’or était donc totalement illégal et sa présence inadmissible. Lentement en Gaharat se leva une colère sourde et incontrôlable. Une colère venue, je pense, du souvenir des multiples abus du passé, du racisme latent qui bien sûr existe encore dans ce pays. Il était ici chez lui, sur SA TERRE, dans SA RÉSERVE et une fois de plus l’homme blanc venait lui voler son bien, son bien le plus précieux, son trésor, sa vie, SON EAU...  Il jeta au loin la gamelle encore vide, demanda à son père où était l’intrus et, sans réfléchir, se mit à suivre le ruisseau en direction de ce qui, en l’espace d’un instant, était devenu l’ennemi.
     Gaharat courait le long du ruisseau. En compagnie de son père, j’essayais de le rattraper, mais ni moi ni le vieil homme n’étions de taille à tenir sa cadence. Je continuais néanmoins de le suivre espérant que cette course effrénée le calmerait. Malgré mes efforts Gaharat était loin devant moi, derrière moi son père essayait sans succès de nous suivre. Cette course à travers le bush dura près d’une demi-heure, loin devant moi Gaharat avait atteint le camp du chercheur d’or et vaguement je les entendais se disputer.


    Finalement j’atteignis le camp du chercheur d’or. Près du ruisseau, à l’ombre de quelques grands arbres, dans un espace dégagé et sableux, l’homme que plus tard j’appris à connaitre sous le nom de Billy Forsight avait installé son camp. Au centre de la petite plateforme, le feu de camp fumait encore. Sur la gauche une vieille camionnette recouverte d’une bâche déchirée et surchargée de matériel était garée. En face de moi une vieille tente de toile abritait un lit pliant et une petite caisse servant de rangement. Et là, sur ma droite, tout près du cours d’eau une espèce de construction de bois connu sous le nom de “Cradle” ou “Berceau”  qui servait à laver de manière artisanale les sables que Billy Forsight croyait aurifères.
     Lorsque j’atteignis le camp, Gaharat était debout près du “Cradle”, il gesticulait violemment, montrant l’appareil et les divers bidons ou boîtes de produits utilisés par le chercheur d’or. Je l’entendis reprocher à Billy Forsight de polluer inconsciemment l’eau du ruisseau, d’empoisonner la vie du cours d’eau dans sa recherche stupide de fortune rapide. Il affirmait qu’il n’y avait pas d’or dans ce ruisseau, que le chercheur d’or perdait son temps et que de toute manière il n’avait pas le droit d’être ici et que donc il devait partir immédiatement. Billy Forsight paraissait tout aussi excité que Gaharat et il me parut évident dès la première seconde que ni l’un ni l’autre n’écoutait ou n'entendait son opposant.
     Sûr de son bon droit, emporté par sa colère, Gaharat s'arc-bouta et entreprit finalement de faire basculer le “cradle”  dans le ruisseau. Billy Forsight lui ordonna de s’arrêter, Gaharat n’écoutait rien et ne lui prêta aucune attention et continua son effort. Billy Forsight se leva rapidement et, saisissant une carabine la braqua en direction de Gaharat, il arma l’arme et ordonna à Gaharat une fois de plus d’arrêter immédiatement. Je doute que Gaharat entendît quoique ce soit, il était trop en colère, trop occupé dans son action vengeresse pour prêter attention à autre chose et il continua à pousser comme un maniaque. Billy Forsight répéta encore une fois l’ordre d’arrêter, rien n’aurait pu maintenant stopper Gaharat ou Billy Forsight, le coup partit. Frappé en pleine poitrine Gaharat s’écroula, je crois qu’il mourut avant même d’avoir compris ce qui lui arrivait.

      Je pense que Billy Forsight n’avait pas vraiment eu l’intention de tirer, qu’il ne comprit pas très bien ce qu’il faisait, qu’au moment même où il pressa sur la détente il regretta son geste. Mais il était trop tard et, comme moi, il regardait de manière abasourdie le grand corps de Gaharat qui s’effondrait sur le sol... Je restais plusieurs secondes paralysé par le choc et la rapidité de ce qui venait de se passer.
     Derrière moi, j’entendais le père de Gaharat qui courait et qui arrivait. Du coin de l’œil je le vis surgir à mes côtés dans le camp, il s’arrêta d’un bloc, ses yeux firent rapidement le tour du camp et se posèrent sur le corps de Gaharat recroquevillé près du “Cradle”. Il se précipita vers son fils, le toucha de la main et l'observa pour un moment, bien sûr il avait entendu le coup de feu, à quelques mètres de nous Billy Forsight tenait toujours la carabine, instantanément, le père de Gaharat comprit tout ce qui s’était passé. Je le vis hésiter une ou deux secondes puis, ses yeux se posèrent sur une hachette plantée dans un billot de bois, il se saisit de la hachette et, avec une vitesse et une force dont je ne l’aurais pas cru capable il se jeta sur Billy Forsight et lui enfonça brutalement la hachette en pleine poitrine. Je n'avais pas eu le temps de bouger, là-bas le père de Gaharat arrachait la hachette du corps du chercheur d'or, son bras se levait une fois de plus, prêt à frapper une seconde fois, le second coup ne fut pas nécessaire, Billy Forsyth s'écroulait sur le sol. Le père de Gaharat ne regardait déjà plus sa victime, tenant toujours la hachette ensanglantée à la main, il se dirigea vers son fils. Posant la hachette sur le sol il retourna gentiment, lentement le grand corps de Gaharat sur le dos puis, il étendit les jambes et ramena les bras de son enfant le long du corps, il posa ses mains sur la blessure d'où sortait encore le sang dans un effort futile d’arrêter la mort et enfin il ferma les yeux de Gaharat.

     Il resta ainsi un long moment puis il me regarda. Le visage de l’ancien avait déjà beaucoup changé, la lueur d’énergie toujours présente depuis quelques jours semblait avoir disparu et j’avais devant moi, soudain, un très vieil homme, il hésita un moment avant de parler.

     “ Gaharat était ton ami, tu prendras soin de son corps... Ce vieil homme est trop fatigué, beaucoup trop fatigué ''... Puis il ramassa la hachette et, lentement, très lentement, comme s’il refusait de quitter ce lieu maudit, il s’éloigna dans la direction de son camp.

     Il me fallut de longues minutes pour absorber tout ce qui s’était passé et enfin réagir. J’étais seul au milieu du bush en compagnie de deux morts, je m’assis la tête entre les mains essayant de contrôler ma réaction nerveuse et de décider ce que je devais faire. Ma première pensée bien sûr, fut d’alerter la police, mais nous étions à trois jours de route de la civilisation et du plus proche policier.
     Finalement je me décidais à agir, tout d’abord je m'assurais, sans le moindre doute que Gaharat et Billy Forsight étaient bien morts et que je ne pouvais rien faire pour eux. Puis je me dirigeais vers la camionnette de Billy Forsight recouverte de son épaisse bâche, je démontais cette bâche et je la coupais en deux morceaux à peu près égaux. Puis je traînais le premier morceau vers le corps de Gaharat, je le recouvris de la lourde toile, alourdissant encore la bâche tout autour du corps avec de grosses pierres que je trouvais à proximité du camp. Ceci fait, je traînais l’autre morceau de bâche vers le corps de Billy Forsight et le recouvrit de la même manière. Cette bâche n’était bien sûr pas une protection suffisante pour le corps des deux victimes, mais j’espérais que cela suffirait à les protéger quelques jours contre les attaques des dingos et autres animaux sauvages. Je ne pouvais absolument rien faire d’autre, je m’assurais que le feu était bien éteint et, je m’éloignais en direction du camp du père de Gaharat et de ma Land Rover.
     Dès que j’atteignis notre petit camp, je constatais que le père de Gaharat avait complètement disparu. La hutte de branches était vide, il avait pris avec lui les quelques objets qu’il possédait et s’était enfoncé encore plus profondément dans la réserve. J’ignore encore à ce jour dans quelle direction il était parti, je ne remarquais aucune trace. Je jetais rapidement, en vrac, à l’arrière de la Land Rover ma tente, mon sac de couchage, mes outils et instruments de cuisine, je récupérais la gamelle que Gaharat avait jetée au loin et, sans plus réfléchir, je quittais cet endroit et suivant avec beaucoup de précautions les traces de roues que j’avais faites en venant, roulant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, je retournais vers la civilisation. Je ne m’arrêtais qu’à quatre ou cinq reprises, pour un temps assez bref à proximité d’un cours d’eau de rencontre afin de faire un feu, de faire chauffer de l’eau pour un peu de thé et un repas rapide.


     Dès mon arrivée à Cairns, je me précipitais à la police où je déclarais tout ce qui s’était passé. Je fus conduit en présence de l’inspecteur Jordan auquel je racontais mon histoire. Après avoir écouté mon récit, l’inspecteur Jordan décida qu’il nous fallait agir vite avant que la chaleur ne décompose les corps et que le climat efface les traces de ce qui s’était passé. Presque aussitôt, en compagnie de deux policiers, d’une ambulance, d’un toubib, d’un pisteur aborigène et de l’inspecteur Jordan je m’enfonçais une fois de plus dans le bush et, suivant mes traces de roues je retrouvais les camps du Père de Gaharat et de Billy Forsight. Là, l’inspecteur Jordan examina les corps et la scène des meurtres, le pisteur aborigène examina le terrain, et fit son rapport à l’inspecteur Jordan. Puis les corps furent chargés dans l’ambulance et ensemble nous sommes revenus vers Cairns où j’eus la désagréable surprise de me voir arrêter par l’inspecteur Jordan pour le meurtre de Billy Forsight”.

      Là-dessus j’arrêtais mon histoire, le juge, le district attorney, mon avocat, le public et surtout les membres du Jury avaient maintenant ma version des faits tels que je prétendais les avoir vécus. Le district attorney et l’inspecteur Jordan affirmaient que je mentais, mais au moins j’avais eu ma chance de raconter mon histoire.

     La matinée s’était prolongée en début d’après-midi, dès que je m’arrêtais de parler, tout le monde revint à la réalité et tout un chacun s’aperçut qu’il avait loupé le repas de midi et qu’il avait faim. Saisissant son maillet le Juge déclara qu’il était temps d’arrêter la séance, frappant le petit billot de bois il informa le monde que la séance était remise au lendemain.
     Le lendemain le District Attorney commença d’appeler à la barre les témoins à charge, le premier étant bien sûr l’inspecteur Jordan.
     Il avait la soixantaine, bien conservé pour son âge malgré ses cheveux blancs et son petit ventre, il avait su garder l'allure d'un homme d'action. Bien que travaillant surtout à l’extérieur de la ville, dans les stations et les fermes, il s’habillait de manière purement citadine et se présenta vêtu d’un élégant costume gris.
     Il fut présenté à la Cour par le district attorney, il jura sur la bible de dire la vérité, toute la vérité et rien d’autre que la vérité et, calmement, en homme habitué à ce genre de situation il attendit les questions du district attorney.
     Le district attorney attira l’attention des jurés sur le fait que l’inspecteur Jordan était inspecteur de police depuis de nombreuses années et avait donc une somme d’expérience énorme, qu’il mettait bien sûr au service de ce cas un peu particulier. Puis s’adressant directement au témoin il lui demanda, comme il avait fait avec moi-même de bien vouloir raconter sa version des faits à sa manière.
      L’inspecteur Jordan se tourna vers le Juge, s’adressant directement à lui, il expliqua comment quelque trois mois plus tôt nos chemins s’étaient croisés.

     “ Je rencontrais pour la première fois l’accusé le six juillet de cette année, il avait l’air épuisé, ayant conduit plus de trente heures avec seulement quelques arrêts très courts afin de se ravitailler, dans le but de se présenter le plus rapidement possible à la police et de rapporter la mort de Gaharat et de Billy Forsight. J’écoutais son histoire avec attention, prenant bonne note de tous les détails importants et, malgré sa fatigue, il m’apparut évident qu’il était indispensable de retourner sur les lieux des meurtres le plus rapidement possible. À mon grand regret, je dus lui imposer un nouveau départ immédiat. Donc, une ambulance, un véhicule tout terrain, deux policiers, un docteur et un pisteur aborigène, plus moi-même et l’accusé repartîmes presque aussitôt vers les lieux du drame. Encore une fois la distance fut parcourue avec seulement trois ou quatre arrêts rapides pour se ravitailler. L’accusé dormit la presque totalité du voyage ne se réveillant que pour nous indiquer la direction à prendre lorsque cela devenait nécessaire.

     Le huit juillet au petit matin, notre caravane atteignit finalement la hutte du père de Gaharat. Conformément à nos habitudes dans ce genre de situation, personne ne sortit des véhicules à part le pisteur aborigène, qui entreprit d’examiner le terrain avec attention afin de reconnaître toutes traces intéressantes. Rapidement, il revint m’informer qu’il avait mémorisé les traces de pas de Gaharat, de l’accusé et du père de Gaharat qui étaient un peu partout autour du camp, il m’informa aussi que le camp était totalement vide, que la hutte de branchages ne contenait aucun effet personnel.
     Je descendis du véhicule et, à mon tour, j’examinais le camp du père de Gaharat sans rien remarquer de particulier. Puis tous ensemble nous suivîmes les traces de Gaharat, de l’accusé et du père de Gaharat en direction du camp de Billy Forsight. Le pisteur me confirma que l’étude des traces de pas confirmait qu’effectivement Gaharat était bien passé le premier en courant, suivi de l’accusé et enfin de son vieux père.
     Ensemble nous atteignîmes le camp de Billy Forsight, et là encore le pisteur aborigène entra seul dans le camp afin d’examiner le terrain. Il resta seul un long moment et finalement revint pour m’informer qu’il ne trouvait rien de concluant, la plupart des traces ayant été effacées par une bâche qui aurait été traînée dans le camp.

     Je travaille avec ce pisteur depuis des années, je le connais, je connais ses capacités et je sais qu’il est un des meilleurs pisteurs actuellement au service de la police du Queensland. Il n’y avait pas eu de grand vent ni de pluie importante depuis trois jours et rien n’aurait dû abîmer les traces et il n’y a aucun doute dans mon cerveau que ce pisteur aurait pu normalement, en étudiant les traces de pas laissées dans le camp reconstituer complètement tout ce qui s’était passé le matin du meurtre. S’il n’a pas pu reconstituer ce qui s’est passé, c’est tout simplement, parce que les traces de pas avaient été effacées par l’accusé qui a traîné à travers le camp les bâches qui recouvraient le corps des deux victimes.
      Bien que d’origine étrangère l’accusé vit en Australie depuis près de trois ans, il s’intéresse beaucoup aux coutumes de nos aborigènes et je suis convaincu qu’il est au courant de l’habileté extraordinaire de nos natifs à lire le sol. L’accusé aimerait nous faire croire que ces bâches ont été traînées parce que très lourdes, mais tous, nous pouvons voir qu’il est jeune et fort et qu’il aurait pu sans problème porter ces bâches d’un point à un autre, laissant des traces qui auraient facilement été lues par notre pisteur et  qui auraient pu sans problème confirmer son histoire. En fonction de quoi je suis convaincu que ces bâches n’ont été traînées à travers le camp que dans le but exclusif d’effacer des traces compromettantes, des traces qui montraient que ce n‘était pas le père de Gaharat qui s’était précipité vers Billy Forsight pour le frapper, mais bien lui l’accusé ici présent. C’est à ce moment-là que je commençais à douter très sérieusement de la version des faits donnée par l’accusé et que j’acquis la conviction qu’il avait lui-même donné le coup de hachette qui a pris la vie de Billy Forsight.
     L’examen de la blessure de Billy Forsight par le médecin légiste montre que le coup a été porté avec une violence inouïe qui a tué Billy Forsight presque sur le coup. Hors, nous savons que le père de Gaharat était très vieux et très faible donc probablement incapable de frapper avec une telle force.
     En outre l’accusé, nous dit que le père de Gaharat serait parti en emportant la hachette, c’est ma conviction personnelle que sur ce point, il ment, que ladite hachette a été récupérée par l’accusé qui s’en est débarrassé, afin de s’assurer que ses empreintes ne soient pas vues ni décelables sur l’objet de son crime.
     Malgré d’intensives recherches, il a été absolument impossible à ce jour de retrouver cette hachette, qui aurait bien sûr pu être jetée à peu près n’importe où, le long de plusieurs centaines de kilomètres de piste.
     Le père de Gaharat a complètement disparu, il s'est enfoncé dans le bush et si, il a été possible à notre pisteur de savoir quand et dans quelle direction il était parti, il a très vite perdu la piste. Les aborigènes sont experts à suivre une piste mais, sont aussi experts à effacer toutes traces et il est évident que le père de Gaharat ne désirait pas être suivi. L’accusé reste donc le seul témoin de ce qui s’est passé ce matin-là dans le camp de Billy Forsight et aimerait bien que nous acceptions son histoire, histoire que je n'arrive pas à croire. Car enfin, si tout s'était vraiment passé comme il le prétend, pourquoi, oui pourquoi n'a-t-il pas insisté pour que le père de Gaharat laisse près du corps de Billy la hachette qui a tué la victime et qui aurait donc dû nous fournir les empreintes dont nous manquons désespérément ? Et, pourquoi, oui pourquoi n'a-t-il pas ramené le père de Gaharat et ne l'a-t-il pas livré à la police ?”

      Là-dessus, l’inspecteur Jordan s’arrêta, il n’avait plus grand-chose à dire, il avait exprimé on ne peut plus clairement son opinion. Pour lui le tueur de Billy Forsight n’était pas le père de Gaharat, mais moi, le petit français émigré qui prenait la police du Queensland pour des couillons et qui essayait de les blouser.

     Je m'attendais, comme tout le monde probablement, à voir mon avocat contre-interroger l'inspecteur Jordan et lui faire dire je ne sais quoi qui aurait rendu son témoignage moins important et aurait semé un peu de doute sur l'accusation qu'il portait, mais j'eus la surprise de l'entendre annoncer qu'il n'avait pas de question pour l'inspecteur.
     Le prochain témoin du district attorney fut bien sûr, le pisteur. Il parlait un anglais très correct. Il expliqua en détail et d’une manière un peu naïve ses fonctions auprès de la police de Cairns. Il rappela à la Cour, ce que bien sûr tout le monde savait, que pour satisfaire leurs besoins de gibiers, qui est la base de leur nourriture, les aborigènes australiens ont développé au fil des siècles, une habileté incomparable à lire les traces sur le sol, à suivre un animal même petit, à essayer de comprendre à la lecture de ses traces qu'elle va être la prochaine action de ce gibier, où va-t-il aller, que va-t-il faire, etc. ? Il se vanta sans vergogne d’être un des meilleurs pisteurs de sa tribu et affirma que, suite à ses années d’expérience avec ses amis chasseurs et sa collaboration avec la police il était capable, par une simple étude des traces de pas sur le sol de reconstituer ce qui s’était passé sur une quelconque zone et parfois même, lorsque le climat et le vent le permettaient de pouvoir lire le terrain plusieurs mois plus tard.  
     Malheureusement, les bâches qui avaient été traînées de long en large dans le camp de Billy Forsight avaient effacé une multitude de ces traces, et il n’avait pas été capable de reconstituer ce qui s’était passé le matin du meurtre. Il en était bien sûr désolé et honteux.
     Le district attorney questionna habilement le pisteur, jouant sur sa fierté, et parvint à lui faire dire que les traces étaient vraiment très bien effacées et pratiquement inexistantes et que donc, il était probable qu'il s'agissait là d'un travail de camouflage qui ne pouvait en aucun cas être dû seulement au fait du hasard. Le pisteur était on ne peut plus heureux d'avoir une excuse à expliquer son incapacité et affirma tout ce que voulait entendre le district attorney.
     Cette manière de questionner était honteuse et la chose était tellement évidente que j'étais absolument sûr que mon avocat allait en quelques questions bien senties démolir complètement le témoignage du pisteur. Mais là encore, j'eus, la surprise de voir qu'il ne prit même pas la peine de l’interroger et le laissa s’éloigner.

     Ensuite, le district attorney, appela à la barre des témoins le docteur qui nous avait accompagnés sur le camp de Billy Forsight, qui avait examiné le corps de Billy dans son camp et avait ensuite procédé à son autopsie. Il n’y avait bien sur aucun doute que la mort était due à un coup de hachette en pleine poitrine, presque en plein cœur. Le coup avait été porté avec une violence extrême et avait occasionné une mort presque immédiate. Le district attorney ne se préoccupa pas beaucoup de la raison de la mort, puisque tout le monde savait déjà cela. Il se concentra au contraire sur la violence de ce coup. Il rappela aux jurés que le père de Gaharat était très vieux et très faible, insinuant  que le père de Gaharat n’aurait jamais eu la force de porter un tel coup et essayant de faire dire au docteur qu’un coup d’une telle brutalité n’aurait pu venir que de la main d’un jeune homme.

     Le docteur, en vieil habitué des tribunaux, ne se laissa pas mener par le bout du nez. Il affirma en effet que le coup avait été très violent, il rappela aux jurés qu’il n’avait jamais vu le père de Gaharat et n’était donc pas capable d’estimer la force du vieillard.  Il rappela aussi que le père de Gaharat était dans une rage folle qui aurait pu décupler ses forces. Il rappela qu’en des circonstances exceptionnelles l’être humain est capable d’accomplir des exploits exceptionnels et donc, en fonction des faits ci-dessus, il refusa totalement d’affirmer dans un sens ou dans l’autre si le coup avait été porté par un jeune homme ou un vieillard.
     Là encore mon avocat ne crut pas nécessaire de faire un contre-interrogatoire.
     Ensuite, le district attorney fit venir à la barre des témoins un vieil aborigène, venu de l’espèce de bidonville, qui abritait aux abords de la ville une poignée de natifs vivotant coincés entre leurs habitudes ancestrales et la manière d’être de l’homme civilisé. Ce vieil aborigène connaissait très bien le père de Gaharat et le pisteur de l’inspecteur Jordan. Dans un anglais très hésitant, il nous informa de sa grande amitié pour le père de Gaharat qu’il connaissait depuis toujours, mais il fut bien sûr incapable de nous dire son âge, affirmant qu’il vivait depuis très longtemps, ce qui en somme ne voulait absolument rien dire. Il nous répéta, ce que nous savions tous, qu’il était vieux et faible et aurait dû depuis longtemps cesser de vivre seul dans le bush, car son bras n’avait plus la force de lancer le javelot qui tue la proie et ramène le repas. Puis il nous parla du pisteur, qu'il semblait admirer et envier pour avoir acquis auprès de la police une position importante, il nous confirma que celui-ci était le meilleur pisteur du Queensland capable de suivre à la trace un fantôme, etc.
     Tout le monde écouta tranquillement ce témoin, mais je ne crois pas que son  témoignage ne changea grand-chose à la situation, là encore mon avocat ne jugea pas nécessaire de poser une quelconque question.
     Le district attorney était arrivé en bout de course, il manquait de témoins à charge et n’avait absolument plus personne à présenter devant les jurés.


      La parole était maintenant à mon avocat, il informa la Cour, presque en s’excusant qu’il n’avait que deux témoins à présenter. J’eus donc la surprise de voir apparaître à la barre, mon ancien chef d’équipe et un de mes anciens camarades de travail.

     Répondant aux questions de mon avocat, ils affirmèrent que :
... Je n’étais pas un type coléreux... au contraire... très calme et pas du tout susceptible de frapper brutalement sans réfléchir.
... J’étais un garçon intelligent, ce que j’avais prouvé en apprenant rapidement un nouveau langage, en m’adaptant très vite au style de vie particulier du chantier et en étant capable d’apprendre rapidement tout nouveau travail qui m’était proposé.
… En bref j’étais sur le chantier un très bon élément, très apprécié de ses chefs et de ses camarades, un garçon super sympa, etc., etc., etc.
      Sur ces bonnes paroles, la journée se termina, le Juge recommanda bien sûr aux jurés de ne pas oublier tout ce qui avait été dit et ajourna la séance jusqu’au lendemain, qui verrait le district attorney et mon avocat présenter leurs plaidoiries finales.
     J’avoue que toute la journée, j’avais été un peu agacé de voir mon avocat refuser de contre-interroger les témoins du district attorney, étant convaincu qu’il aurait pu leur faire dire quelques paroles positives à mon sujet, mais d’un seul coup, je compris toute l’efficacité de cette stratégie. Ce soir, mon avocat rangea tranquillement ses dossiers dans son attaché-case, affichant une attitude absolument sûre de lui. De son côté, le district attorney rangeait lui aussi ses dossiers, mais il semblait nerveux et inquiet, mon avocat avait réussi à lui faire croire et évidemment aussi aux jurés, qu’il avait sous le coude une botte secrète imparable qu’il allait sortir le lendemain matin, et le district attorney se demandait d'où allait venir le coup.

       Le lendemain, la Cour ouvrit à son heure habituelle, la salle était noire de monde, tout le monde était prêt à écouter la plaidoirie du district attorney et de mon avocat et espérait que le verdict serait rendu aujourd'hui.

     Comme chaque jour, le Juge s'installa tranquillement, échangea quelques phrases avec le greffier, puis il se saisit de son maillet de bois et frappant sur le billot exigea le silence.
     Il s'adressa ensuite au district attorney et à mon avocat, les pria de s'approcher de lui et confirma avec chacun d'eux que ni l'un ni l'autre n'avait d'autre témoin, ayant reçu une réponse positive il informa le district attorney que la Cour était prête à écouter sa plaidoirie.
     Le District attorney paraissait légèrement nerveux, il se dirigea vers sa table, consulta une ou deux notes et, se tournant vers les jurés, commença ainsi son petit discours.

     “Mesdames et messieurs les jurés, nous sommes ici réunis pour décider de la manière la plus certaine possible si l'accusé, ici présent est l'auteur du meurtre de Billy Forsight ou non. La décision que nous devons prendre est des plus difficiles, car le seul et unique témoin de ce meurtre est l'accusé lui-même.
     Je vous demanderai donc de bien vouloir, avec moi, revoir le témoignage de l'accusé. Il nous dit être français, avoir vécu une enfance et une jeunesse normale et sans histoire, rêvant de voyages et d'aventures. Il nous explique comment à l'âge de vingt-trois ans il a décidé de prendre avantage du programme d'immigration du gouvernement australien et de s'expatrier dans notre pays. Il nous raconte comment, après avoir débarqué et visité rapidement le pays il est parti très vite vers les grands chantiers du Western Australia. Comment il a travaillé sept jours sur sept pendant des mois au fond du désert dans le but d'amasser un petit pécule qui lui permettrait de voyager tranquillement à travers le pays qu'il veut mieux connaître et visiter. Il nous informe aussi de sa curiosité vis-à-vis de notre population de natifs et de l'intérêt qu'il porte à leur manière de vivre. Il nous raconte son achat d'une Land Rover et son long périple à travers le pays qui l’a mené ici dans le nord du Queensland à Cairns. De là il nous informe de son désir d'aller toujours plus loin et de sa décision de s'enfoncer à la découverte du Cap York. Il nous raconte sa rencontre tout à fait par hasard avec Gaharat et l'amitié qui s'est rapidement développée entre eux et la décision prise, un soir autour du feu de camp, de partir avec Gaharat visiter le père de celui-ci.
     Il nous parle ensuite de ses découvertes, de la vie du désert avec le père de Gaharat, il nous parle des parties de chasse et de pèche et du plaisir qu'il a eu à revivre à la manière des anciens et à réapprendre quelques-uns des secrets des aborigènes.
     Et enfin, il nous parle de ce jour fatidique. De la rencontre de Gaharat et de Billy Forsight, de la colère et de la haine de chacun d'eux. Du fusil qui apparaît et de la balle qui est tirée, du corps de son ami qui tombe frappé à mort. Puis il nous a raconté l'arrivée du père de Gaharat qui, fou de rage, AURAIT saisi cette hachette et AURAIT à son tour frappé violemment Billy Forsight le tuant sur le coup avant de disparaître à tout jamais au fond d’une réserve à peine explorée.
     Voilà une belle histoire, mais voilà, Mesdames et Messieurs les Jurés ce n'est que cela, une BELLE HISTOIRE. Nous savons, grâce aux témoignages de son ancien chef et de son camarade de travail, que l'accusé est un garçon  intelligent et ici l'accusé nous donne en fait une preuve de son intelligence. Il nous raconte son histoire en évitant au maximum de mentir, en se tenant toujours aussi près de la vérité qu'il est possible. Tout est vrai dans son histoire, tout est vrai et vérifiable, ses origines françaises, ses longues journées de travail, l'achat de sa Land Rover, son voyage ... Tout est vrai ... Tout est vrai ... Jusqu’au moment fatidique de son geste meurtrier... OU LÀ... il détournera un peu la vérité.
     Mais voilà, le détail qu'il n'avait pas prévu, le grain de sable qui va faire s'écrouler sa magnifique histoire, si bien préparée, si bien racontée. Ce détail Mesdames et Messieurs les Jurés, c'est tout simplement l'inspecteur Jordan.
     Voilà bientôt trente ans que l'inspecteur Jordan chasse les criminels du Queensland. Qu'il enchaîne enquête sur enquête et livre à la justice des malfaiteurs plus ou moins brillants ou plus ou moins stupides. Sa réputation de vieux renard n'est plus à faire et tous, au département, savent que l'inspecteur Jordan marche à l'instinct et fouine avec la patience d’un bulldog. Et là, dès le début, l'inspecteur Jordan va sentir que quelque chose ne colle pas... Où donc est la hachette qui a tué Billy Forsight ?... Pourquoi le père de Gaharat aurait-il emporté cette hachette dont il n’a évidemment que faire ?... Pourquoi le père de Gaharat a-t-il disparu ?... Pourquoi toutes les traces sur le sol ont-elles été effacées ?... Pourquoi les bâches ont-elles été traînées à travers le camp alors que l’accusé est jeune et fort et aurait facilement pu les porter ?… Pourquoi l’accusé n’a-t-il pas ramené avec lui le père de Gaharat ? Il y a la trop de choses bizarres et l'inspecteur ajoutant les quelques faits qu'il connait et laissant parler son instinct reconstruira une autre histoire, une histoire un peu différente, une histoire qui reste la même à ses débuts et ne changera que lors de l'arrivée de l'accusé au camp de Billy Forsight.
     Et dans cette nouvelle histoire, nous voyons l’accusé à bout de souffle. Il entre dans le camp et voit son ami couché sur le sol. Il se précipite et le retournant constate qu'il est mort, là-bas Billy Forsight a toujours son arme à la main. Il n'y a aucun doute d'où est venu le coup. Alors une colère et une rage incontrôlables s'emparent de l'accusé, près de lui sur un billot de bois il y a une hachette, alors il n'hésite pas, il se lève, saisit la hachette et avant que Billy Forsight n'ait eu la moindre chance de réagir, il l'enfonce violemment dans la poitrine de sa victime. Puis sa colère passe, il se donne le temps de réfléchir, il attend l'arrivée du père de Gaharat. Il donnera une chance au vieil homme de constater, de comprendre, d'accepter puis, ensemble ils effaceront toutes les traces de pas sur le sol du camp, ils effaceront surtout ces traces de pas le montrant LUI, marchant FERMEMENT en direction de Billy. Enfin, il demandera au père de Gaharat de s'éloigner à tout jamais et d'éviter tout contact avec la police ou quiconque. Puis, pour justifier cette absence de traces de pas, il ira vers la camionnette, démontera la bâche qu’il coupera en deux et la traînera à travers le camp, justifiant cette action en expliquant qu’il a voulu protéger les corps des deux victimes des dingos et autres animaux du désert.
     Le vieil homme est-il parti avec la hachette ? Cette fameuse hachette qui aurait pu nous donner tant d'indices. Qui aurait pu nous donner des empreintes digitales à vérifier ? Ou bien l'accusé a-t-il disposé de l'arme du meurtre à sa manière ? Cela reste un point encore inéclairci.
     Que dire de plus, le meilleur pisteur du Queensland n'arrive pas à retrouver le moindre indice, tout simplement parce que ces traces ont été VOLONTAIREMENT effacées, par le père de Gaharat, un expert pisteur et un expert effaceur. Capable de quitter son propre camp sans laisser la moindre trace visible. L'accusé nous avoue lui-même son intérêt pour le style de vie aborigène, il connaissait donc sans aucun doute l'habileté des aborigènes à lire le sol et savait qu'il devait s'assurer de ce détail. Détail sans importance ailleurs, peut-être, mais très important ici, où les pisteurs aborigènes abondent.
     Le docteur qui a examiné le corps de Billy nous confirme que le coup a été porté avec une violence extrême, violence qui bien sûr pointe vers un homme fort, jeune et fou de rage.
      Un vieil ami du père de Gaharat nous confirmera que celui-ci était vraiment très vieux et que ses forces lentement l'abandonnaient... Y a-t-il encore un doute ?
     Non, Mesdames et Messieurs les Jurés il n'y a aucun doute, L’ACCUSÉ ICI PRÉSENT EST BIEN L’HOMME QUI A TUÉ BILLY FORSIGHT, nous pourrions éventuellement essayer de comprendre la réaction de l'accusé. Nous pourrions croire qu'il ait pensé, l'espace d'un instant, être la prochaine victime, nous pourrions croire qu’il ait eu peur d’être éliminé à son tour comme étant le seul témoin et qu’il ait agi dans un mouvement de self défense. Mais nous ne pouvons pas accepter ce MEURTRE, cette COLÈRE et cette RAGE meurtrière, et nous ne pouvons non plus accepter son attitude et son désir de faire porter la culpabilité de son meurtre par un vieillard.
     Si l'accusé s'était présenté à l'inspecteur Jordan, avait raconté son histoire telle que je viens de le faire en expliquant qu'il avait paniqué, ayant peur de voir Billy Forsight l'abattre à son tour, j'aurais eu tendance à plaider meurtre avec circonstances atténuantes. Mais, dans le cas présent, je ne peux qu’attirer l'attention des jurés sur le caractère d’un homme COLÉREUX, DANGEREUX et sur la manière dont il a essayé de cacher son acte et en faire porter la responsabilité par un vieil homme à peine civilisé et incapable de se défendre, en fonction de quoi je demande la plus stricte sévérité, etc., etc., etc.”
      Et là-dessus, le district attorney arrêta sa plaidoirie. Il avait jusqu'à ce moment fait face aux Jurés, les regardant dans les yeux et ne laissant pas la plus petite trace d'émotion s'éloigner de lui. Maintenant il regardait ailleurs, son regard accrocha le regard du Juge, lui signifiant ainsi que sa plaidoirie était terminée et qu'il n'avait plus rien à dire.

      Dans toute la salle, la tension était extrême, sa plaidoirie avait été très bonne et convaincante, son histoire paraissait logique et très vraisemblable. De nombreuses personnes avaient déjà accepté ce qu'il avait dit comme des faits et sans le moindre doute étaient prêtes à me juger coupable. Parmi les membres du jury aussi on sentait qu'il avait réussi à semer et faire germer l'idée que tout s'était bien passé comme l'affirmait l'inspecteur Jordan.

     Il réajusta sa perruque blanche ridicule, remonta un peu ses larges manches et d'un air confiant regagna sa place, près de sa table.
     J'avoue que j'étais on ne peut plus inquiet, sa plaidoirie avait été excellente et offrait au monde une explication plus que plausible sur ce qui s'était peut-être passé dans le camp de Billy Forsight. Pointant le doigt vers moi et me montrant comme le meurtrier coléreux et vengeur.

     C'était maintenant le tour de mon avocat de se présenter aux jurés et de plaider ma cause, il avait l'air extrêmement calme et sûr de lui. Je priais en silence, en espérant qu'il savait vraiment ce qu'il faisait et que cette attitude "sûr de lui" n'était pas seulement une attitude, mais bien une expression de confidence réelle.

     Lui aussi réajusta sa perruque et fit son effet de manche, puis il se tourna vers les jurés et commença très calmement sa plaidoirie.

      “Mesdames et Messieurs les Jurés, je pourrais bien sûr vous dire, que tout ce que vient de nous raconter le district attorney, basé sur les informations et les théories de l’inspecteur Jordan, n’est en somme rien d’autre qu’une interprétation un peu fantastique, sortie de l’imagination fertile d’un policier, essayant de faire coïncider les faits avec le coupable qu’il croit avoir trouvé.

     Je pourrais aussi essayer de disséquer et démolir les témoignages que nous avons entendus. Le témoignage du pisteur qui nous jure qu'il est le meilleur, le témoignage de cet ami du père de Gaharat qui insiste que le père de Gaharat était vieux et faible, alors qu’il ne l’a pas vu depuis des années. Je pourrais bien sûr et surtout parler de l’inspecteur Jordan, et rappeler au monde qu’il n'est pas vraiment le vieux renard que le district attorney a pris plaisir à nous décrire. Que, s’il est vrai que son instinct lui a permis par le passé de résoudre quelques cas un peu difficiles, ce même instinct l’a entraîné à plusieurs reprises sur des fausses pistes et des conclusions erronées.
     Mais pourquoi perdre notre temps à parler de tout cela ? Car, finalement, tout cela importe peu. Ces témoignages, aussi vrais et aussi sincères qu'ils soient ne comptent plus lorsque nous prenons le temps de simplement nous pencher calmement vers ce qui s'est passé ce cinq juillet au camp de Billy Forsight.

      Supposons un instant, SUPPOSONS UN INSTANT, comme nous le suggèrent l'inspecteur Jordan et le district attorney que mon client ait actuellement saisi cette hachette, SUPPOSONS qu'il se soit précipité vers Billy Forsight et lui ait porté ce coup fatidique, SUPPOSONS que mon client soit là, au milieu du camp et soudain se rende compte de ce qu'il vient de faire. Il a bien sûr un moment de panique et puis il contemple la situation, il se force au calme, il se force à réfléchir, il se force à analyser la situation et voilà les pensées qui vont lui traverser la tête. 
… Il sait que Billy Forsight est un chercheur d'or itinérant, allant de-ci de-là, à travers le cap York, n’ayant bien sûr aucun contact avec le monde extérieur pour de longues périodes. Il n’y a aucun doute, absolument aucun doute, nul ne sait avec précision où est Billy Forsight, LE MONDE IGNORE COMPLÈTEMENT OÙ EST LE CAMP DE BILLY FORSIGHT.

… Il sait que Gaharat a quitté ses amis en leur disant qu'il allait retrouver son père, quelque part au CapYork. Quelques aborigènes de rencontre ont mentionné vaguement le lieu du camp du père de Gaharat, mais bien sûr nul ne sait où il se trouve exactement, LE MONDE IGNORE OÙ EST LE CAMP DU PÈRE DE GAHARAT ET OÙ EST GAHARAT.
… Lui-même a quitté son travail il y a quelques semaines, informant ses camarades qu’il allait visiter l’Australie. Il voyage à travers le pays ne laissant absolument aucune trace, et nul ne sait où il est, nul ne sait qu'il a rencontré Gaharat et le père de Gaharat, nul ne sait qu'il se trouve ce matin-là dans le camp de Billy Forsight et nul ne le saura jamais, CAR LE MONDE IGNORE OÙ IL EST.
… Il sait que le père de Gaharat n'a aucune idée qui il est, comment il s'appelle, d'où il vient et où il va. Que donc, même si un jour le père de Gaharat mentionne et raconte la mort de Billy, il sera totalement incapable d'informer quiconque de son identité, CAR LE PÈRE DE GAHARAT IGNORE QUI IL EST.
… Il sait qu'il est à des centaines de kilomètres de la civilisation, personne ne vient jamais par ici à part quelques aborigènes à demi sauvages, désireux de se tenir le plus loin possible de l’homme blanc et qui même, s’ils découvrent les corps n’en parleront probablement jamais.
… Il sait aussi bien sûr, qu'éventuellement, dans quelques semaines ou qui sait dans quelques mois, quelqu’un signalera PEUT-ÊTRE la disparition de Billy Forsight et de Gaharat à la police et que la police lancera un appel de recherche. Mais les chances que cet appel de recherche amène un résultat sont tellement minces qu’il n’y a pratiquement aucun risque, car aucun homme blanc ne vient jamais dans cette réserve et il est plus que probable que personne ne découvrira jamais les corps, PERSONNE, JE DIS BIEN PERSONNE. Et si même par le plus grand des hasards les deux corps étaient découverts, la police n’en pourrait que conclure que deux hommes s’étaient entretués et ne pourrait en aucun cas le suspecter, car personne ne l’a jamais vu avec Billy ou Gaharat, sauf peut-être le propriétaire d’une station-service perdue au bout du monde où il a fait ses pleins quelques semaines plus tôt et qui n’avait aucune raison de se rappeler deux clients et une land rover parmi tant d’autres.
Alors, si mon client est le meurtrier vicieux et manipulateur que vient de nous décrire le district attorney. Il lui suffisait tout simplement de tourner le dos à la scène de meurtre du camp de Billy Forsight et de s’en aller en emportant la hachette. Peu importe ces traces de pas dans le camp du père de Gaharat ou dans le camp de Billy Forsight. Peu importe le meilleur pisteur du Queensland qui ne les verra jamais et qui même s'il les voit un jour ne pourra évidemment pas reconnaître des traces qu’il n’a jamais vues. Il lui suffisait de tourner les talons, de charger dans sa Land Rover ses affaires personnelles et de partir, de disparaître, de s'évanouir dans la nature et PERSONNE, ABSOLUMENT PERSONNE N’AURAIT JAMAIS PU LE RETROUVER, car nul ne savait qu'il avait été là ce triste matin... Nul ne savait qu’il connaissait Gaharat... Nul ne savait qu'il connaissait le père de Gaharat …. Nul ne savait qu'il avait rencontré Billy Forsight... Nul ne savait où était le camp de Billy Forsight... Nul ne savait où était Gaharat.... Nul ne savait où était l’accusé, et personne ne découvrirait jamais ces traces que le vent, la pluie, le soleil effaceraient rapidement. Les corps eux-mêmes seraient devenus squelettes desséchés et absolument non identifiables avant d’être découverts, en supposant qu’ils soient un jour découverts.
     Mon client aurait pu sans aucun problème partir, disparaître et se faire oublier et il est plus que probable que ce meurtre n’aurait jamais été découvert. Si mon client avait actuellement frappé Billy Forsight, il aurait pu disparaître et aurait pu vivre pour toujours IN .. TOU .. CHABLE.
     Oui Mesdames et Messieurs les Jurés, il lui suffisait de disparaître simplement, facilement, tranquillement. Mais au lieu de cela il va prendre la peine de réconforter le père de Gaharat. Puis de recouvrir les corps afin de les protéger de la vie sauvage. Puis il va conduire pendant plus de trente heures sans arrêt pour informer les autorités. Puis il va revenir vers le lieu du meurtre pour montrer la piste à la police et, en fin de route il se verra arrêter et passera quelques trois mois en prison.
     Alors, si mon client, qui comme nous le rappelle le district attorney est un homme intelligent, n’a pas simplement disparu, alors qu’il se savait sans nul doute intouchable, c'est tout simplement Mesdames et Messieurs les Jurés parce qu'il est un honnête homme, avec un solide sens de ses responsabilités, qui n’a pas voulu abandonner les corps des deux victimes. C’est tout simplement parce qu’il est totalement innocent du meurtre dont il est accusé, C'EST TOUT SIMPLEMENT PARCE QUE LES CHOSES SE SONT PASSÉES EXACTEMENT COMME IL NOUS LES A RACONTÉES et parce qu'il est tout simplement victime d'être au mauvais moment au mauvais endroit.”

     Si la plaidoirie du district attorney avait été très bonne, je crois que celle de mon avocat était encore meilleure. Il parlait avec aisance et confiance, en homme qui a pensé à tout et qui est sûr de convaincre, car, il exulte la vérité. Il était si convaincant, que j'étais soudain sûr qu'il allait faire changer d'opinion tous ceux qui croyaient en ma culpabilité, il était si convaincant que nul ne pouvait plus douter.


      ''Parlons maintenant de cette fameuse hachette qui a disparu et dont l'absence semble préoccuper beaucoup notre police...  L'inspecteur Jordan croit-il vraiment, que l'accusé, un jeune homme de vingt-cinq ans, perdu dans le désert avec deux cadavres, et n'étant même pas sûr qu'il sera capable de retrouver son chemin vers la civilisation va s'inquiéter d'un tel détail ?... Pense-t-il sincèrement que l'accusé va s’inquiéter de demander au père de Gaharat pourquoi il veut emmener cette hachette ? La suggestion est absurde... Nous pouvons pondérer la chose et imaginer mille probables ou improbables raisons qui ont fait que le père de Gaharat a pris l‘arme du crime, mais qu'importe nous ne sommes pas ici pour découvrir les raisons qui ont motivé le père de Gaharat ... “
      “Et enfin, avant de terminer je répondrai à une des questions de l'inspecteur Jordan qui nous demande… Si l'accusé est  innocent, alors pourquoi n'a-t-il pas ramené le père de Gaharat afin de nous permettre de le questionner ?… Oui pourquoi ? En effet inspecteur Jordan ! Eh bien, peut-être tout simplement parce qu'il s'était lié d'une solide et honnête amitié avec le vieil homme. Qu'il l'avait vu pendant quelques jours vivre heureux et libre dans le bush, peut-être a-t-il pris le temps d'imaginer ce vieillard enfermé dans une cellule et n'a-t-il pas eu à cœur de le livrer. Alors, nous pouvons peut-être prétendre que ce genre de décision ne lui appartenait pas et qu'il aurait dû ramener le tueur et le livrer à la police et laisser un juge décider de son sort. Oui, peut-être est-ce vrai, peut être que cette décision ne lui appartenait pas, mais quoi qu'il en soit nous ne sommes pas ici pour le juger sur ce point-là. Nous sommes ici pour décider si oui ou non il est le tueur de Billy Forsight et, sur ce point Mesdames et Messieurs les Jurés la réponse est  NON, IL N'A PAS TUÉ BILLY FORSIGHT. “

Alors je reprendrais les paroles du district attorney : “y a-t-il encore un doute ? “

Non Mesdames et Messieurs les Jurés, il n’y a pas de doute. L’arrestation de l’accusé est tout simplement une erreur stupide, due à l’arrogance d’un vieux flic, désirant terminer sa carrière en épinglant un dernier  coupable.”                                                     
     Il était près de midi et ceci clôtura la plaidoirie de mon avocat, le Juge frappa de son maillet et déclara une pause pour le déjeuner qui serait suivie par les délibérations des jurés.


     À quoi bon vous faire attendre ?... Les délibérations des jurés furent rapides, et avant même la fin de cette journée, je fus déclaré officiellement innocent du meurtre de Billy Forsight. Le monde admis une fois pour toutes que le père de Gaharat avait frappé Billy Forsight, un mandat d’arrêt fut émis contre le père de Gaharat dont on ignorait même le nom, mais bien sûr tout un chacun savait très bien qu’il était impossible de le retrouver au fond de ce bush qu‘il connaissait mieux que personne, qu’il était très vieux et que suite au choc de la mort de son fils il s’était peut-être déjà laissé mourir.
     Sur ordre du Juge Brewington, je fus libéré immédiatement et je passais ma première nuit d’homme libre dans un petit hôtel non loin de la mer avant d’aller récupérer ma voiture et mes bagages le lendemain.

     Levé de bonne heure je me présentais à la fourrière, où je fus accueilli amicalement par un vieil homme qui avait sans aucun doute suivi toute l'affaire depuis le début. Il m'informa que le véhicule ayant été garé près de trois mois, il avait pris l'initiative de faire recharger la batterie et de faire tourner un peu le moteur. Ensemble nous fîmes le tour du véhicule et je constatais que tout été en ordre puis, après avoir vérifié une par une la totalité de mes possessions et ayant constaté qu'il ne manquait rien je lui signais une décharge. Là-dessus, il me salua, me souhaita bonne chance et bonne route et s'éloigna en sifflotant.

     Étant d'un naturel très ordonné, j'entrepris de ranger convenablement tout mon matériel, qui avait été jeté en vrac dans l'arrière de la camionnette lors de mon départ du camp de père de Gaharat. Je déchargeais le tout sur le sol et j'entrepris de le recharger comme je le faisais toujours. Je pliais l'épais tapis de sol, le sac de couchage et la toile de tente et je les amarrais sur la droite. Puis sur la gauche, au-dessus du réservoir d’eau je rangeais mes instruments de cuisine et mes gamelles, ensuite j'empilais dans une vieille caisse de bois tout mon outillage, la pelle, la pioche, la hache, les deux crics, la boîte à outils et je repoussais le tout au fond de la cabine. Finalement je me saisis du dernier outil, une solide hachette très bien affûtée, un mince sourire se dessina sur mes lèvres à la vue de cette hachette, car c’était bien sûr la hachette qui avait tué Billy Forsight. Le père de Gaharat n’avait pas emmené cette hachette comme je l’avais affirmé à la police, mais l’avait laissée sur le sol près du corps de son fils et, avant de quitter le camp de Billy Forsight, je l’avais ramassée. J’étais sûr que Jordan avait fouillé ma land rover, il était évident qu’il avait dû trouver cette hachette et il était plus que probable qu’il ait suspecté que cette hachette soit l’arme du crime. Ce qui me faisait sourire, c'était de penser, que bien qu’ayant probablement deviné la vérité, il n’avait rien pu prouver. Il existait des milliers de hachettes justes comme celle-ci à travers le pays, que l'on pouvait acheter dans n'importe quelle quincaillerie et il était absolument impossible de prouver d’où elle venait, où elle avait été achetée et par qui, absolument impossible de prouver que cette hachette n’était pas la mienne, mais celle de Billy Forsight. Je jetais la hachette négligemment dans la caisse de bois et refermant la portière, je me glissais sous le volant et je quittais la fourrière et la ville de Cairns.
     À ce jour, bien des années plus tard, et après y avoir pensé des dizaines, ou même peut-être des centaines de fois, je ne suis toujours pas vraiment sûr pourquoi j’avais pris cette hachette, au lieu de la laisser tout bêtement dans le camp de Billy où elle aurait bien sûr été retrouvée par la police. J’avais agi sans réfléchir, comme si la chose était la plus naturelle du monde, comme si la chose avait été programmée en moi depuis toujours… Je m’étais retrouvé dans le camp du père de Gaharat réalisant avec surprise que j’avais cette maudite hachette dans les mains. J’avais paniqué, sachant qu’il y avait maintenant sur le manche MES empreintes digitales, il était évidemment hors de question de retourner vers le camp de Billy pour la déposer de nouveau près du corps de Gaharat. Alors je l'avais lavée soigneusement effaçant toutes les traces de sang et toutes les empreintes qui auraient pu exister sur son manche et sur le fer, et je l'avais jetée à l’arrière de la Land Rover comme si elle faisait partie de mes outils depuis toujours. Bien sûr, il y avait maintenant sur le manche mes empreintes et seulement les miennes puisque je l'avais manipulée à plusieurs reprises et que je l’avais utilisée pour couper du bois lors de mes quatre ou cinq arrêts rapides pour un petit casse-croûte lors de mon voyage de trente heures. Et bien sûr, une fois la chose faite, il m’avait été impossible de faire marche arrière et de la remettre à l’inspecteur Jordan.

     Le lendemain, un entrefilet dans le journal local m'apprit que l'inspecteur Jordan avait finalement pris sa retraite, avant de partir, il avait offert, un verre à tous ses anciens collègues et en fin de soirée, un peu éméché peut-être il avait affirmé pour la millième fois "" I know, he did it "" je sais qu'il l'a fait .''
     C'était il y a très longtemps, près de quarante ans, le père de Gaharat était déjà vieux et je pense qu'il a depuis longtemps trouvé un coin au sommet d’une colline ou au bord d’un ruisseau, où il a récité son chant de mort et qu'il a retrouvé dans un monde dit meilleur son fils et ses ancêtres.

     Je suis convaincu que l'inspecteur Jordan passa les premiers jours de sa retraite à fouinasser encore, et qu'il revint sur les camps de Billy et du père de Gaharat à la recherche de quelques indices nouveaux prouvant ma culpabilité. Et puis je pense qu’il abandonna et occupa sa retraite à la pêche ou je ne sais quoi d'autre. Et puis un jour, lui aussi s'endormit du dernier sommeil et parfois, lorsque je me souviens avec quelle hargne il avait essayé de me faire condamner, je me demande si ses dernières paroles furent " I KNOW HE DID IT "… Quoi qu'il en soit… Après tant d'années… Je reste tout de même le seul être vivant à savoir, vraiment savoir sans le moindre doute, "Qui a tué Billy Forsight".


Amis lecteurs
     

          Je me dois de vous avouer que la petite histoire que vous venez de lire, bien que basée sur des faits on ne peut plus réels, est sortie en grande partie de mon imagination… Et j’en remercie le ciel, car il est probable que si cette histoire était vraie, les jurés ne m’auraient pas trouvé ‘’Non coupable’’ et m’auraient envoyé pour un certain nombre d’années en tôle.
     Je pense que les plus attentifs d’entre vous, ont peut-être trouvé ‘’l’indice’’ que j’ai glissé volontairement dans l’histoire et qui montre que notre ‘’accusé’’  n’est peut-être pas aussi innocent qu’il veut bien le paraître et qu’en fait ‘’il prend la police du Queensland pour des couillons et qu’il essaie de les blouser’’…     

     Et je suis sûr que dans la vraie vie, un vieux renard comme l’inspecteur Jordan ne se serait pas laissé avoir… Si cet indice ne montre pas que ‘’l'accusé ‘’ est coupable du meurtre de Billy Forsight, Il montre sans le moindre doute qu’il ment, qu'il n'a pas dit toute la vérité, et s’il ment sur un point on peut raisonnablement assumer qu’il a menti ailleurs et que donc, il est peut-être coupable d’avoir tué Billy Forsight. 

       Que les apprentis flics, se penchent sur la chose, je vous jure que je ne raconte pas de blagues… Il y a un truc qui ne colle pas du tout et que Jordan aurait sans aucun doute vu… Et vous ?
 
 
 


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