samedi 21 mars 2026

07 Le temps de l'auto stop

                 Le temps de l’auto-stop
                                                     
     Je touchais terre en Australie, début avril 1969, dans le port de Fremantle, qui est le plus grand port du Western Australia, touchant la ville de Perth qui est la plus grande ville de ce même État, mais bien sûr à l’époque j’ignorais tout ça.
     D’ailleurs, quand je regarde en arrière, je me dois d’admettre que je ne savais franchement pas grand-chose sur l’Australie. Je n’avais aucune idée où je mettais les pieds, je vivais dans l’euphorie totale, j’étais jeune, inconscient, la tête pleine de rêves et convaincu d’avoir fait une affaire fantastique et d’être en train d’en profiter au maximum.
     Mais il est probablement mieux de commencer au commencement.

     En 1968, je travaillais dans le centre de la France, dans une entreprise de travaux publics. Le travail était relativement intéressant, l’ambiance de la boîte était bonne, la paye était okay et cet emploi aurait satisfait des milliers de personnes, mais je m’ennuyais à mourir.
     Depuis le retour de mon service militaire que j’avais fait en Martinique, quelque trois ans plus tôt je ne rêvais que de repartir outre-mer, de voir le monde, de voyager, de vivre des aventures extraordinaires, je rêvais de quelque chose de différent, bref je rêvais de “partir “.
     Donc, cette année-là, je profitais de mes vacances annuelles pour monter à Paris et je visitais différents Consulats : le Brésil, l’Afrique du Sud, le Canada, le Chili, l’Australie et je ne sais plus quels autres et je me renseignais sur les possibilités d’immigration dans ces différents pays. En bref, je me fichais de savoir où j’allais, je voulais simplement “ partir “.
     Je dois dire que je n’eus pas trop de succès avec la plupart de ces consulats. Seule l’Australie répondit à ma candidature, mais là, par contre, j’avais gagné le gros lot. À cette époque, l’Australie ouvrait ses portes en grand à toute personne désirant tenter sa chance aux antipodes. De plus, le gouvernement australien, désireux d’augmenter la population du pays, payait le billet de bateau ou d’avion et offrait des centres d'accueil, à toute personne acceptant de rester dans leur pays pour au moins deux ans. Dès que je reçus ce courrier du consulat, j’étais déjà prêt à boucler mes valises.
     En l’espace de quelques semaines, j’avais rempli toutes les formalités nécessaires, vendu ma voiture, bourré dans un sac à dos une poignée de vêtements et quelques objets personnels et j’étais dans le train qui m’emmenait à Paris, puis au Havre. Du Havre, un ferry nous emmena en Angleterre ou j’embarquais sur l’Ellinis, un paquebot grec, loué au gouvernement australien et chargé de près de deux mille émigrants en majorité anglais et hollandais, avec une poignée de français, italiens et espagnols.
     J’étais enfin parti, l’aventure était commencée, et il était plus que temps d’essayer de me rappeler les bribes de la langue anglaise apprise en sixième dix ans plus tôt.

      Et après un mois de navigation calme, agréable et sans problème, j’étais au port de Fremantle, regardant pour la première fois la terre australienne, ouvrant grand les yeux et les oreilles, essayant d’apprendre le maximum sur un pays au sujet duquel je ne savais vraiment pas grande chose. Bien sûr, je savais ce que tout le monde savait, pays de la taille d’un continent, peuplé à l’origine par une race négroïde connue sous le nom d’aborigènes, découvert par le capitaine Cook qui en avait fait une colonie anglaise. Pendant des siècles les Anglais avaient repeuplé la grande île avec des bagnards et des prostituées. Devenue pays indépendant après la Deuxième Guerre mondiale, l’Australie faisait toujours partie du Commonwealth, la population vivait en majorité dans une poignée de grandes villes en bord de mer, l’intérieur du pays n’étant que grands espaces, avec des ranchs immenses élevant des moutons, etc.  Mais ce manque de connaissances ne m’inquiétait pas, j’étais gonflé à bloc et prêt à tout.

     Nous ne débarquions pas à Fremantle, ceci n’était qu’une escale de quelques heures, suivie d’un nouveau départ vers Melbourne, ville industrielle qui était le but final du voyage. Je n’avais personnellement absolument rien contre Melbourne ou une quelconque autre ville, le but principal de mon voyage étant de voyager et de voir du pays, j’étais partant pour à peu près n'importe où.
     Quelque jours de plus en mer et je débarquais à Melbourne, où de multiples agents du gouvernement attendaient les deux mille émigrants que nous étions, et nous entraînaient par petits groupes, vers des camps ou des centres d’accueil plutôt confortables, malgré une première impression un peu désagréable, puisque le camp qui m’accueillit était un ancien camp militaire entouré de barbelés.
     Je ne restais dans ce camp qu’un temps très bref. Je potassais l’anglais à longueur de journée, je fis quelques balades en ville, je cherchais un emploi sans trop d’enthousiasme, conscient que sans un mot d’anglais le choix était tout de même un peu limité. De plus, la ville ne me plaisait pas particulièrement. J’avais un peu d’argent devant moi et je décidais donc d’aller tenter ma chance un peu plus loin, à Sydney.
     Quelques jours plus tard, je prenais le train pour Sydney. Ma première impression de la ville fut agréable, car je dois dire que la gare de Sydney est relativement jolie, je finis d’ailleurs par connaître cette gare très bien, puisqu’elle fut mon logement durant les plusieurs jours nécessaires à mon installation à Sydney. Je décrochais finalement un emploi de manœuvre à la compagnie des chemins de fer locale, ce n'était pas un emploi bien glorieux, mais il me permettait de manger, de me loger et ne nécessitait qu'un minimum d'anglais, tout en me donnant la possibilité de pratiquer un peu la langue de Shakespeare. Mes dernières économies furent investies dans un petit appartement dans la partie la plus pauvre de la ville, là encore rien de bien glorieux, mais au moins j'avais un toit et un coin pour dormir.
     Ces quelques jours de vie sans logis dans une grande ville m’avaient appris l’importance d’avoir un coin bien à soi, même petit ou minable. Un coin où l’on peut simplement poser sa tête et dormir sans risque d’être attaqué ou arrêté. Un coin où l’on est simplement chez soi. En campagne et, si le temps est un peu clément, ceci n'est pas vraiment un problème, il y a toujours possibilité de trouver un endroit où dérouler son sac de couchage, mais dans une ville inconnue la solution de dormir à la gare devient très vite pénible et n’est vraiment pas une solution.

     J’occupais cet emploi pendant plusieurs semaines, tout doucement l’anglais rentrait, j’apprenais la langue et le pays, je m’habituais au style de vie, j’écoutais et je lisais tout ce que je pouvais, je discutais avec quiconque acceptait de faire l’effort de me comprendre et j’arrivais même à économiser quelques dollars, dans le but de continuer mon voyage.

      Avant de décider ce que je voulais faire en Australie, je souhaitais en savoir un peu plus sur mon pays d'accueil et, pour cela, les grandes discussions n'étaient pas suffisantes. Il m’apparaissait évident que pour connaître le pays, le mieux était d'aller le visiter, chose relativement facile, puisque, bien qu’un peu plus grand que l’Europe, la majorité du pays n'est qu’un grand désert.
     Je fis l’acquisition d’une carte du pays, l’Australie n'est jamais qu’une grande île et une route en fait le tour. Je pense que de nos jours cette route est probablement large et bitumée sur toute sa longueur, mais, il y a quelques quarante ans, elle n’était par endroits qu’un étroit ruban noir et même parfois juste une piste. Après un examen sérieux de cette carte, j’avais pris ma décision. J’allais faire le tour de l’Australie.
     Je gardais mon emploi au chemin de fer un peu plus longtemps, ce qui me permit d’améliorer mon anglais et mon compte en banque. Je fis l’acquisition d'un solide couteau, j’abandonnais une partie de mes vêtements ne gardant que le strict minimum et un beau matin je me retrouvais de nouveau en gare de Sydney mais, cette fois, j’achetais un billet pour la première petite ville hors de Sydney et j’embarquais dans un train allant vers le nord. Je débarquais dans une petite gare perdue dans la nature et de là j’attaquais mon tour de l’île en stop.

     Le début de ce voyage fut fantastique, le paysage était magnifique, le temps était parfois humide et frais, mais jamais franchement mauvais. J’allais où je voulais, quand je voulais, je grignotais n'importe quoi, n'importe où, je découvrais l’absolue liberté. Je faisais de l'auto-stop sans aucune impatience, j’avais tout le temps du monde, je dormais roulé dans mon sac de couchage caché dans un buisson ou sous un gros arbre et la chance étant avec moi me permit de trouver un abri chaque fois que la pluie menaçait. J’étais réveillé au petit matin par le chant agaçant du kookaburra, cet oiseau typique du New South Wales et du Queensland, dont le chant ressemble à un rire moqueur.

     Durant plusieurs jours je voyageais, rencontrant des dizaines de gens, absorbant la langue, passant les nuits en solitaire, parfois, lorsque je trouvais un camp le permettant allumant un feu et restant assis pour des heures à contempler la nuit, seul mais simplement heureux de vivre.
     Je traversais sans m’arrêter Surfer Paradise qui n'était encore qu’une toute petite ville touristique attirant quelques amateurs de surf et un jour j’arrivais à Brisbane, où je m’offris une nuit à l’hôtel et un bon repas au restaurant. Je visitais rapidement la ville, puis ayant compté mes dollars et jugeant que j’étais encore assez riche pour poursuivre ma route, je continuais vers le nord, à travers un pays de plus en plus chaud et sec sur des routes de moins en moins encombrées. Je voyageais, poussé par un désir irraisonné de voir, de découvrir, d’expérimenter, un besoin de continuer, une impossibilité de m’arrêter, une soif d’arriver dans le nord dont j'avais tant entendu parler, dans un monde que j’imaginais différent, dans les immenses champs de canne à sucre et les plages infinies.
     La route traversait maintenant des zones semi-désertiques, entrecoupées d’oasis de verdure au bord de petites rivières où à proximité de la mer, que l’on pouvait parfois apercevoir sur la droite, parfois très proche, parfois lointaine. Je garde encore au cœur, le souvenir d’une matinée plutôt chaude. J'avais attendu plusieurs heures une voiture avec un chauffeur sympa et une fois de plus la chance m’avait servi, je voyageais en style à l’arrière d’une grosse Holden de luxe, à travers un paysage triste d’arbustes rabougris et à moitié desséchés. Je commençais à m’assoupir dans le moelleux de mon siège lorsque, à la sortie d'un virage, j’aperçus loin devant nous, en contrebas, la petite ville de Mackay, véritable joyau de verdure, nichée au fond d’une petite baie sortie tout droit d'un livre d'images, et entourée de mes premiers champs de canne à sucre.
     Mais, malgré la beauté de Mackay, je ne désirais pas m’arrêter et je continuais vers le nord, dans un paysage changeant de nouveau et devenant de plus en plus vert. Finalement, après avoir traversé Townsville, là encore sans m'arrêter,  j'atteignis le but que je m’étais fixé “ Cairns”, petite ville de quelques milliers d’habitants, tout là-haut à la base de la péninsule du cap York. Là, je décidais de faire halte pour quelque temps afin de me reposer un peu et de gagner quelques dollars pour financer la suite du voyage. Depuis Melbourne j'avais parcouru quelque trois mille kilomètres et j’étais passé du climat tempéré à un climat presque tropical. Je n’étais pas déçu, Cairns était tout ce que j’avais espéré, je savais que j’allais me plaire ici pour un certain temps.

     Dans les semaines qui suivirent, je connus ma première déception à Cairns, j’avais beaucoup entendu parler de la coupe de la canne à sucre, qui à cette époque se faisait encore presque toujours à la main. Un peu partout on parlait de la vie des coupeurs de cannes, les conditions de vie et le travail du coupeur de canne étaient actuellement extrêmement dures et une mini-légende s’était créée, racontant à qui voulait l’entendre qu’ils étaient presque des surhommes, des durs de dur, les champions de la machette, etc., etc. mais que, par contre, les salaires étaient en proportion de ces conditions et en quelques mois, un bon travailleur avait la chance de se faire un joli pécule. J’avais donc sans hésiter décidé de tenter ma chance dans cette profession, qui allait, du moins je le croyais, m’apporter le début de la fortune. Malheureusement, c’était un monde extrêmement fermé, quelques centaines de coupeurs se partageaient le travail sur toute la région, et il était absolument impossible d’obtenir un emploi, à moins de connaître quelqu'un qui pouvait vous introduire dans ce monde un peu à part. Je compris très vite que dans de telles circonstances, j'avais très peu de chance d’être embauché rapidement et ma situation financière ne me permettait pas d’attendre très longtemps. J’avais besoin d’un travail urgent et je laissais mes rêves de “ fortune à la force de la machette “ s’envoler dans les fumées des champs de cannes.

     Quelques jours plus tard, je trouvais un emploi dans une scierie, c’était le salaire minimum, quarante heures par semaine, pas la fortune bien sûr, mais cela m’assurerait logement et nourriture. Je fis même l’acquisition d’un vieux vélo pour aller au travail et j’étais paré pour l'avenir.
      Je devais garder cet emploi pour plusieurs semaines, je profitais au maximum du climat très agréable et passais le plus clair de mon temps libre sur les plages magnifiques de Cairns. Durant les week-ends, je visitais les environs et, c’est ainsi que je découvris mon premier rodéo, à Mareeba qui, je dois l'admettre m’impressionna beaucoup.

     Si la majorité de l’Australie est un climat sec et si le pays est surtout connu pour ses terrains désertiques, la péninsule du  Cape York, au nord de Cairns est un climat tropical et reçoit en période de saison des pluies une importante quantité d'eau. La région supporte donc une faune très différente du reste du pays et fut longtemps connue pour sa population de crocodiles (dans la région, on raconte encore que fut abattu, au début du siècle, le plus grand crocodile du monde, une bête de quelque huit mètres et cinquante centimètres).
     À la fin de la Deuxième Guerre, cette réputation de paradis des crocodiles avait attiré de nombreux chasseurs qui leur firent une chasse sans pitié et qui exterminèrent pratiquement la race. Je rencontrais un jour un de ces chasseurs, se sentant un peu seul, ayant envie de parler et de pratiquer son Français, il m’entraîna dans un Pub et me parla de son passé. D’origine polonaise, il avait quitté son pays pour je ne sais trop quelle raison et s’était retrouvé en France où il s’était engagé dans la Légion étrangère. Il avait combattu en Indochine, et début des années cinquante, libéré de ses obligations (ou peut-être déserteur) il s’était embarqué vers l’Australie. Le hasard où la destinée l’avait conduit à Cairns où il avait mis à profit ses connaissances des armes à feu et s’était tout naturellement orienté vers la chasse aux crocodiles. Durant plusieurs années, cette chasse lui assura un revenu confortable, puis les chasseurs se multipliant et les crocodiles  diminuant,  il avait bien fallu chercher ailleurs. Il avait continué de traîner à travers la péninsule pendant des années, cachant sa solitude et sa nostalgie à travers les grands espaces,  prétendant rechercher un filon d’or. Finalement, il était retourné à la civilisation et avait décroché un petit emploi à l’entretien des bateaux de pêche dans le port de Cairns.      

     Toute chose a bien sûr une fin, je n’étais pas venu en Australie pour m’éterniser à Cairns et, un beau matin me remis avec mon sac à dos, sur le bord de la route en direction de Normanton, à quelque sept cents kilomètres. Nul n’allait jamais à Normanton, c’était, à l’époque tout au moins, une ville morte et en voie de disparition. Au début du siècle, la ville avait eu son heure de gloire et avait même abrité une nombreuse population à l’époque d’une ruée vers l’or qui dura près de quarante ans et qui comme beaucoup de ruées vers l’or avait fait couler beaucoup d’encre et avait changé la région pour de nombreuses années. La ville de Croydons près de Normanton, qui avait été le centre de cette ruée vers l’or avait compté jusqu'à sept mille habitants et plus d'une centaine de pubs, hôtels et restaurants, mais n’était plus qu’une petite bourgade insignifiante que je traversais presque sans la voir. En mille neuf cent soixante-neuf, il ne restait de Normanton qu’une rue principale de quelques centaines de mètres, un vieux Pub montrant encore le souvenir de sa gloire passée, un petit restaurant vendant hamburger et “Fish and chips “, un “Général Store”, un “Post office et bureau administratif “ et une poignée de maisons. Mais la légende entourant le nom de la ville, son passé de ville de l’or était un aimant plus que suffisant pour m’attirer et j’avais donc décidé qu’il me fallait voir Normanton.
     Je ne m’attarderais pas sur cette partie de mon voyage, aller en auto-stop dans une ville où personne ne va est une absurdité impossible et en repartir est donc tout aussi difficile. Je passais des heures et des jours à attendre une hypothétique voiture qui me ramasserait, finalement je fus sauvé par le camion postal qui faisait la tournée des stations (ranchs) une fois par semaine et qui me ramena à la civilisation. Il paraît que de nos jours Normanton et Croydon ont retrouvé une partie de leur grandeur passée et accueillent chaque année des milliers de touristes, voyageant sur la Malthilda highway qui est maintenant large et bitumée, mais, à l’époque, ce n’était qu'une piste poussiéreuse et vraiment, vraiment, vraiment peu fréquentée.  
     De là je me dirigeais vers Mount Isa, une ville minière en pleine expansion, riche en plomb, argent, cuivre et zinc. La ville offrait des centaines d’opportunités et j’envisageais d’y chercher du travail et d’y rester un certain temps, mais, finalement je repartis très vite. Je voyageais de nouveau en zone semi-désertique, pour ne pas dire désertique, cette zone que les Australiens appellent ‘’le Bush’’, territoire immense, comprenant tout l’intérieur de l’Australie, à peine coupé par quelques routes et peuplé par une poignée d’éleveurs qui s’accrochent encore sur cette terre aride avec leurs bovins et moutons. Je fus pris en stop par un des employés de la station Alexandra, qui m’expliqua calmement que la surface de la station était l’équivalent de la moitié de la France et que parfois c’était tout de même un peu juste, car en période de sécheresse la recherche de l’herbe et de l’eau pour le bétail deviennent très vite difficiles et obligent à bouger le cheptel sur de grandes distances. C'est sur cette route que je vis mes premiers “Road Train“ où train de la route, énorme camion, traînant jusqu’à quatre ou cinq remorques, chargées du bétail en route vers les abattoirs de la grande ville la plus proche.

     Quelque part le long de la route, je tournais vers la gauche et je partis vers Alice Springs. Presque au centre de l'Australie, perdu au milieu du désert, à proximité du fameux Ayers Rock, ce centre administratif faisait partie bien sûr des villes qu'il me fallait absolument voir. Je n’ai pas gardé de souvenir vraiment spécial de mon séjour dans ce gros village, si ce n’est la célébration des “Alice Springs days” ou les jours de la fête locale qui est marquée par différents festivals et expositions, mais surtout par la fameuse course en bateau. Pourquoi cette course est-elle fameuse et marque les gens de passage qui y participent ? Tout simplement parce que nous sommes au milieu du désert et que la rivière est sèche, aussi sèche qu'il est possible de l’être, la rivière n’est que sable. Les bateaux ne peuvent bien sûr pas flotter et sont donc des bateaux sans fond. L'équipage se place à l’intérieur de ces embarcations variées qu’ils devront porter tout en courant dans le sable brûlant, si nous ajoutons à cela une température proche des quarante ou quarante-cinq à l'ombre, il est facile de comprendre que voilà une expérience qui marque son monde.
     Juste après les “Alice Springs Days“ je décidais qu’il était temps de partir vers d’autres cieux et je me retrouvais sur le bord de la route, dans l’attente d’un bon samaritain qui m’emmènerait vers Darwin, tout au nord du pays. Je suppose que dans un sens, j'eus de la chance puisque la première voiture qui me ramassa était conduite par un jeune Nouveau Zélandais, Jim, qui m’annonça qu’il se rendait lui aussi à Darwin et qu’il se ferait un plaisir de conduire jusqu’au bout, soit près de mille cinq cents kilomètres avec une seule voiture, peut-être un record dans l'histoire de l'auto-stop. Étant donné que j'allais faire tout ce trajet avec lui, je lui offris de partager les frais d'essence, il refusa avec grandeur et je m'engageais donc à fournir la bière durant les deux ou trois jours que durerait le voyage. Je crois que ce fut une erreur, la bière me coûta probablement beaucoup plus que l’essence, et même beaucoup plus qu’un ticket de bus, mais ce fut tout de même un voyage intéressant, très intéressant.

     À peine sortis de Alice Springs, notre attention fut attirée par une voiture en panne sur le bord de la route, rien de bien grave, simplement un pneu crevé que les deux passagères essayaient désespérément de démonter. Je me fis bien sûr un plaisir de changer cette roue pour elles, pendant que mon chauffeur se lançait dans une longue conversation avec les deux victimes de la route. Il se trouve qu’elles se rendaient aussi à Darwin et il fut sur le champ décidé que nous ferions route ensemble. Vers la fin de la journée, mon nouveau compagnon m’annonça qu’il allait essayer de convaincre les deux passagères de l’autre véhicule de s'arrêter au milieu du bush pour camper à la belle étoile, je ne fus pas surpris quand elles l’informèrent que non, elles continuaient jusqu’à la prochaine petite ville et son terrain de camping. Il prit la chose plutôt bien, et la route étant droite, longue et monotone il commença à s’amuser, zigzaguant sur la route, dépassant nos compagnes et se laissant dépasser pour recommencer son manège. Bien sûr arriva ce qui devait arriver, sortant de nulle part, une vache jaillit des fourrés juste devant notre voiture lancée a plus de cent à l'heure, le choc fut plutôt sévère, surtout pour la vache qui sembla être soulevée du sol et retomba un peu plus loin à moitié assommée. Jim réussit à arrêter sa voiture sans trop de problèmes, à se garer sur le bord de la route, il poussa une longue série de jurons et commença d'examiner les dégâts. Tout l’avant de la voiture était détruit, la calandre était entrée dans le radiateur qui perdait rapidement toute son eau, le pare-chocs était tordu, les phares brisés et l’avant des deux ailes complètement enfoncé, le ventilateur était tordu et encastré dans le radiateur, en bref la voiture était inutilisable dans l'état actuel. Suivit une longue conversation, à la suite de laquelle les deux jeunes filles acceptèrent de rester avec nous sur le bord de la route pour la nuit. Au petit matin elles tireraient la voiture de Jim jusqu'à la ville la plus proche et là on aviserait. Quelques boîtes de conserve furent ouvertes, un feu de bois allumé, plusieurs bouteilles de bière furent consommées et après un léger repas chacun s’enroula dans son sac de couchage. Les premières lueurs de l’aube nous virent sur la route et très vite nous étions à Tenant Creek où après un rapide breakfast dans un petit restaurant, Jim se mit en chasse de ce dont il avait besoin. Il conduisait une voiture d'un modèle extrêmement populaire et la chance étant de son côté il trouva chez un casseur, pour quelques dollars, radiateur et ventilateur. Ceci bien sûr n’était pas suffisant pour réparer son véhicule complètement, mais permettrait pour le moment de redémarrer le moteur et si le train avant n’avait pas trop souffert de continuer la route. Après une bonne inspection du train avant, Jim décida que tout semblait okay et nous étions de nouveau en route vers Darwin en début d’après-midi. Jim ne semblait pas particulièrement préoccupé par l’état de sa voiture, il avait repris sa route tranquillement. Tout en conduisant, il scrutait constamment le bord de la route, semblant être à la recherche de je ne sais quoi, je compris très vite la raison de son manège et je me mis moi aussi à examiner sérieusement le terrain autour de nous, laissant mon regard errer sur une centaine de mètres de chaque côté.
     Il arrive évidemment, lors de ces voyages à travers le bush, sur ces longues routes extrêmement isolées, que des voyageurs malchanceux soient victimes d’ennuis mécaniques, parfois très simples, mais aussi parfois très graves. Les immenses distances qui séparent les villes font que le dépannage de ce véhicule deviendra très rapidement une affaire très coûteuse et il n’est donc pas rare que lors d’un ennui un peu important sur une voiture un peu ancienne, le propriétaire du véhicule décide tout simplement de pousser l’épave un peu à l’intérieur du désert et tout simplement de l'abandonner, continuant sa route en stop. Jim, bien sûr connaissait ces habitudes, son véhicule était ancien et d'un modèle très courant, et il cherchait tout simplement les pièces de rechanges qui lui permettraient de retaper sa voiture à bon marché.
     Notre voyage dura encore deux jours, entrecoupés d’arrêt récupération pièces, d’arrêt bière, d’arrêt repas et d’escale pour la nuit autour du feu de bois, nous sympathisions un peu plus chaque soir, tout en sachant que dès notre arrivée à Darwin, nous repartirions chacun de notre côté. Je fus un peu surpris, mais, après de multiples arrêts et avant d’avoir atteint Darwin nous avions récupéré une calandre, deux ailes et un capot, en bref la presque totalité de ce qui était nécessaire à mon nouvel ami. Au petit matin du quatrième jour après un bref adieu à nos deux copines de voyage, Jim me déposa vers le centre-ville, je lui serrai la main, le remerciai pour le voyage et nous repartîmes chacun de notre côté et je ne le revis jamais. 

     Darwin était une ville administrative, très agréable, malgré une chaleur plutôt lourde j’y passais environ deux mois, travaillant dans une menuiserie industrielle, économisant au maximum pour pouvoir financer la suite de mon voyage.
     Nous étions en mille neuf cent soixante-dix, la grande époque des hippies, Darwin était plein de ces garçons et filles rêvant d’un monde meilleur, plein de rêves de paix et d’amour, la plupart vivaient à demi nus sur la plage, travaillant de temps en temps et profitant du soleil et de la mer. Je rencontrais une bande de Suisses Français, faisant eux aussi le tour de l’Australie à bord de trois véhicules, je commençais à être un peu fatigué de l’auto-stop, ils avaient largement de la place et acceptèrent que je me joigne à eux pour la suite du voyage vers Perth, au Western Australia.
     C’est ainsi qu’un beau matin, je quittais Darwin, direction le Western Australia, en style cette fois, assis dans une voiture au lieu de mon habituelle position  “debout sur le bord de la route “

     La compagnie de mes amis suisses et de leurs petites amies était très agréable, les voitures étaient en bon état et nous n’avions pas trop d’ennuis mécaniques. Nous voyagions de manière régulière, s’arrêtant chaque soir dans un endroit calme et tranquille ou dans un terrain de camping tout confort, mangeant chaque soir un vrai repas chaud suivi de l’éternelle soirée autour du feu de camp.
     Au  départ de Darwin, au climat équatorial, la route traversait des régions plutôt humides, la nature était verdoyante et les multiples rivières que nous traversions offraient une eau limpide et claire, mais, à mesure que nous avancions vers le sud et ensuite vers le sud-ouest tout changeait rapidement. Le paysage devenait de plus en plus sec et désertique, les cours d’eau à peine visibles, les collines rocailleuses et les quelques arbres rabougris étaient recouverts de la fine poussière du désert, attendant l'éventuelle pluie, toujours la bienvenue.
     Sur notre route, à intervalles réguliers, l’indispensable station-service entourée de deux ou trois maisons où tout le monde s’arrêtait afin de faire le plein, se rafraîchir un peu, discuter et s’informer de l’état de la route un peu plus loin. Il faisait une chaleur torride, aucun des véhicules n’était équipé d’air conditionné et je me souviens encore de l'intense plaisir, lorsque venait le soir et la halte et que, calmement, nous dégustions la première bière de la soirée. La route bitumée du départ se transforma bientôt en une piste, qui bien qu’en bon état général, était dure pour les hommes et les véhicules et nous couvrait chaque jour d'une fine couche de poussière brune. Les voitures étaient plutôt rares, et tout le monde se saluait amicalement. À l'horizon on pouvait parfois apercevoir les bâtiments de quelques ranchs perdus et la verdeur d'un bosquet autour de l'improbable point d'eau.
     Deux ou trois jours plus tard, le spectacle changea un peu, nous étions dans la région des " Kimberley Mountains", un peu plus de relief, un peu plus de verdure, un peu plus de caractère ...  Il est vrai que cette région offre aux touristes et visiteurs certaines zones vraiment très intéressantes... mais, je regrette d'avouer que je ne garde de la région qu'un souvenir plutôt banal.
     J'attendais avec impatience notre arrivée à Broome, j'avais beaucoup entendu parler de cette petite ville, la plus importante de la région Kimberley, connue pour la beauté de la région, de la mer, de ses plages, pour le caractère de la vieille ville, pour un style de vie un peu particulier sous une certaine influence asiatique et pour l'histoire locale de l'industrie de la perle.
     Je ne fus pas déçu par notre court séjour à Broome, la ville était bien telle que je l'avais imaginée. Je me remplis les yeux et les oreilles, je me baignais dans une mer d'un bleu magnifique, dans une eau presque trop chaude et marchais sur des plages immenses et presque désertiques. Mais très vite nous étions de nouveau en route vers notre destination finale. Poussés par on ne sait quoi, peut-être par une fatigue de voyager, peut-être par le désir d’atteindre le but qu‘ils s‘étaient fixés, peut-être pour tout autre raison que j'ignore encore à ce jour, mes camarades suisses semblaient vouloir accumuler les miles et c'est presque sans escale que nous firent les quelques mille kilomètres suivants. Nous traversâmes Port Hedland, qui fut construit en quelques années pour permettre l’exportation du minerai de fer Australien vers les usines du Japon, et puis Carnarvon, l’ancien port connut pour ses pêcheurs de crevettes et Géralton qui reste encore de nos jours le paradis des pécheurs de langoustes. Finalement ce fut l'arrivée à notre destination de Perth, capitale du Western Australia, où une fois de plus, je serrais les mains et remerciais tout le monde avant de m’éloigner seul vers le centre-ville.

     Mes débuts à Perth furent plutôt calmes, j’avais trouvé un logis correct, mais du mauvais côté de la rivière, ce qui m’obligeait à prendre le ferry chaque jour, pour rejoindre le centre-ville. J’étais complètement fauché et j’avais besoin d’un boulot très rapidement, j’étais donc prêt à faire n’importe quoi pour un dollar, et c’est ce que je fis, puisque mon premier job à Perth fut un boulot de ‘’technicien en charge du nettoyage des toilettes’’ dans un des plus grands hôtels de la ville ... Hey ...  Il n’y a pas de sot métier, mais ce qui est sûr c’est qu’il y a des métiers plus passionnants que d’autres.
      Et je regrette de le dire ce boulot ne me passionnait pas vraiment, il est vrai qu’il y avait quelques avantages, puisque j’étais en contact permanent avec une multitude de jeunes femmes qui, comme moi gagnaient leur vie en nettoyant chambres et salles de bain, mais il faut bien l’avouer cet avantage ne suffisait pas à me convaincre que j’avais trouvé les chemins du paradis. Donc je m’employais immédiatement à chercher autre chose, j’étudiais le journal et les petites annonces, ce qui me permit de découvrir très rapidement que le marché du travail était florissant dans les travaux de construction. La ville était en plein boom minier, des compagnies minières du monde entier s’installaient au Western Australia et à Perth et toutes ces compagnies amenaient de l’extérieur un argent qui finançait la construction d’une multitude de complexes bureaucratiques, d’entrepôts, de magasins, de logements, etc. Donc l’avenir était dans le bâtiment, il ne me restait qu’à choisir une spécialité et à me faire embaucher.
     Ayant repeint quelques murs et plafonds dans ma vie, j’estimais que j’avais un peu d’expérience sur ce terrain et donc, je décidais de tenter ma chance en tant que “peintre en bâtiment’’. La chose paraissait assez facile et il faut bien le dire je n’avais rien à perdre et tout à gagner. Je découvris une annonce qui eut toute mon attention, je répondis et je rencontrais mon futur employeur, un jeune espagnol qui venait de se mettre à son compte et qui accepta de me donner ma chance. À quoi bon entrer dans les détails, disons que quelque jours plus tard, regrettant de m’avoir donné ma chance, il me demanda très gentiment d’aller chercher fortune ailleurs. Conscient du fait que j’étais loin d’être le professionnel que j’avais prétendu être, je m’éclipsais sans problème. Je fis un autre essai, qui me valut lui aussi un licenciement rapide et finalement je dus me rendre à l'évidence que le métier est peut-être un peu plus compliqué qu’il ne paraît.
     J’étais maintenant dans la région de Perth depuis quelques mois, j’en avais profité pour retourner jeter un coup d'œil au port de Fremantle où j’avais, pour la première fois découvert l’Australie. Avec quelques amis français de rencontre, nous avions expérimenté notre premier Noël par vingt-cinq degrés à l’ombre, passant la veillée de Noël sur la plage, autour d’un barbecue et prenant un bain de minuit pour marquer le coup.      
     Quoi qu’il en soit, ces deux expériences dans le monde des peintres en bâtiment avait été financièrement satisfaisantes et m’avaient permis d’amasser quelques dollars que j’investis très intelligemment dans “ l’achat ” d’un permis de conduire poids lourd.  Dire que ce permis était à cent pour cent légal serait un bien grand mot, mais il paraissait suffisamment légal pour être accepté par la police et par tout futur employeur cherchant un chauffeur. Que demander de plus ? Et puisque j’étais dans une région en pleine extension minière, je décidais d’oublier le monde du bâtiment et de m’orienter vers les mines.

     Dans les années cinquante, au Western Australia, de nombreuses mines vivotaient par manque de capitaux, des gisements connus attendaient une hypothétique mise de fonds pour démarrer. Il semblerait, qu’à la fin des années soixante, le monde se soit enfin rendu compte de la bonne aubaine et, en l’espace de quelques années une multitude de compagnies, financées par les Etats Unis et l'Angleterre semblèrent sortir de terre : fer, charbon, argent, nickel, or, etc., Il semble que le Western Australia avait été béni par les Dieux et regorgeait de toutes ces ressources naturelles, n’attendant que les fonds américains ou anglais pour être exploités. Perth voyait arriver chaque jour des financiers ou des ouvriers à la recherche de leurs chances de croquer une part du gâteau, et puisque j’étais là, pourquoi pas moi.
      Saint Georges Terrace, peut-être la plus grande rue de Perth, ou du moins c’est l’impression qu’elle donnait à l’époque, étalait ses kilomètres de bitume. De chaque côté, une multitude de boutiques, de buildings, de bureaux et de banques, la majorité de ces bureaux étant des compagnies minières. C’est dans cette rue que quelques jours après Noël mille neuf cent soixante-neuf, en compagnie d’un ami de rencontre, j’allais tenter ma chance dans le monde des mineurs.

     Notre plan d’attaque était des plus simples, on commence à un bout de la rue, on entre dans toutes les boîtes minières, on demande un boulot, on accepte n’importe quoi, chauffeur ou manœuvre, la cuisine, les chiottes ou la tonte du gazon. On ne peut pas se louper, on ne peut que trouver quelque chose, et si ça ne marche pas le premier jour, on recommence le lendemain, jusqu’à ce qu’on est un truc et qu’ils nous envoient “là-haut”. Un plan des plus simples, et croyez-moi ça marche. Avant d’avoir compris, nous avions trouvé un boulot et nous étions partis “là-haut ”... “Là-haut”, c’est-à-dire vers le nord, vers le désert du Pilbarra, où il semble que Dieu le père laissa tomber des millions de tonnes de minerai de fer et autres minéraux, dont j’ai oublié le nom aujourd’hui.


     Un petit mot, vite fait au sujet de Pilbarra, une région presque aussi grande que la France, avec un peu de relief, ce qui veut dire que bien que sans de grandes montagnes la région offre une multitude de grosses collines, vallées, plaines, un peu, peut-être comme le Massif central.
     Et, au milieu de ce Pilbarra, les plus grosses réserves de minerai de fer du monde, Newman, Tom Price, Parabudoo offraient au monde des milliers de tonnes de minerai, quelques cent cinquante ou deux cents ans d’exploitation avant épuisement et, à l’époque ces mines étaient encore au stade du démarrage et de la mise en place ... un boom fantastique, et bien qu’à ce moment-là, je ne m’en rendais pas trop compte, j’avais la chance d’être là au bon moment.
     Donc, quelques jours plus tard ce fut le départ vers le Pilbarra, employé comme chauffeur de poids lourd par la “Mount Newman Compagnie” dans la ville de “Newman” et dans la mine du même nom “Newman“.
     Pour les prochains mois ce mot devint tout simplement part de mon existence, je travaille Newman, je suis logé Newman, je mange au restaurant Newman, je vais au magasin Newman et au bureau de poste Newman et si j’ai un ennui de santé je vais à l’hôpital Newman. La compagnie était simplement propriétaire de tout, la mine, la ville, l’adduction d’eau et le tout-à-l’égout, et probablement aussi de la paire de flics locaux. Bref  j’étais Newman mais, finalement cela ne me gênait pas trop, après tout le boulot était okay, la bouffe plus que correcte, la paye tombait toutes les semaines et la compagnie s’occupait à cent pour cent de la formation de son personnel, je suppose qu’il s’agissait là d’une forme de paternaliste flagrant, mais je n'ai jamais dit que j’étais contre le paternaliste.
     Dès mon arrivée, et sur la force de ce fameux permis de conduire poids lourd, je fus affecté à l’équipe de chauffeurs et je subis un entraînement rapide de conduite de Haulpak, un énorme camion de chantier de soixante-quinze ou cent vingt  tonnes, transportant le minerai de la mine jusqu'à l’énorme broyeur qui écrasait le minerai et le réduisait à l’état de cailloux, qui ensuite étaient chargé sur les trains vers Port Hedland, où il seraient chargé sur des bateaux en direction des usines du japon.
     Là encore, un boulot qui paraît très intéressant au début ... hey ... je conduis un camion de cent vingt tonnes, mais très vite, l’excitation du départ disparaît et le boulot redevient le monotone “Va vers le haut, charges ton camion et redescends vers le broyeur, bennes ta charge et repars vers le haut, etc., etc.  et cela douze heures par jour minimum ”.

     Je devais garder ce boulot pour quelque neuf mois, comme je l’ai dit plus haut, ce travail devint très vite monotone, mais je réussis à me faire très rapidement transférer vers l’équipe de chauffeur de bulldozer, puis vers l’équipe de chauffeur de chargeur,  et rapidement, je devins un des chauffeurs capables de conduire toutes les machines de la mine et je fis partie du groupe de chauffeurs de remplacement, ce qui n’ajoutait rien à mon salaire ou à mon statut, mais rendait le travail beaucoup moins monotone.


     Après quelque neuf mois à Mount Newman, j’avais accumulé un très joli pécule et je décidais qu’il était temps que je m’offre des vacances, je démissionnais de mon emploi et, le lendemain, j’étais dans l’avion pour Perth et retour vers la civilisation.
     Étant maintenant riche et nanti, je décidais qu’il était temps de boucler mon tour du pays, mais j’allais finir confortable, terminé l’auto-stop, je décidais de m’embarquer sur le “Nullabor Train”, un train qui partant de Perth, traversait le Nullabor désert en direction d’Adélaïde, qu’il atteignait quelque trois jours plus tard. D’Adélaïde, je continuerais vers Melbourne et Sydney, et là, j’aurai vraiment bouclé mon tour d’Australie.
     Pas grand-chose à dire sur ce voyage, trois jours de train, une expérience différente peut-être, mais sans grande excitation. J’étais toutefois impatient de découvrir Adélaïde, et cela pour une raison un peu particulière.
     Quelques années plus tôt, un chanteur français, Jacques du Broncard pour ne pas le nommer, avait écrit une magnifique chanson sur Adélaïde. Dans cette chanson, Jacques parlait d’émigrants français à Adélaïde et mentionnait que le whisky paraît acide, dans les bars d’Adélaïde, lorsque l’on garde au palais, le bon goût du Beaujolais, etc., etc.
     Quelques jours avant mon départ pour l’Australie, un de mes frères m’avait chanté cette chanson, essayant de me dire, je pense, que le bonheur était peut-être plutôt sous le soleil de France que là-bas, aux antipodes, dans la vie d’un émigrant.
     Ce petit couplet de cette chanson était là, dans mon subconscient depuis des mois et des années et, histoire de marquer le coup, je m’étais promis de boire un ou plusieurs Whiskys à Adélaïde. Disons, que j’en bus plusieurs, probablement un peu trop, je ne me souviens pas si il était acide, mais, je me souviens très bien qu’il me monta à la tête et que donc je ne garde qu’un souvenir un peu vague de ma seule et unique nuit à Adélaïde qui est peut-être, une très jolie ville ... Qui sait ?
     J’oubliais très vite cette nuit à Adélaïde et je continuais sur ma lancée jusqu’à Sydney, que dire de plus ? J'avais bouclé le tour, j’avais réalisé ce que je voulais faire, j’avais voulu voir l’Australie et sans vouloir prétendre avoir tout vu, je pouvais néanmoins prétendre avoir une très sérieuse idée du pays. Pour moi il n’y avait aucun doute, Melbourne, Sydney, Brisbane, l’est du pays, les grandes villes et la civilisation ne m’intéressaient pas, pour moi l’avenir était là-bas, dans l’ouest du pays, au Western Australia, là où le monde bougeait. Quelques jours plus tard et après deux ou trois visites à quelques vieux amis, je reprenais la route dans l’autre sens, de nouveau vers Perth, vers le Western Australia, vers le Pilbarra et ses mines. Je n’étais pas venu en Australie pour visiter les bars de Kings cross à Sydney, mais pour vivre une aventure, et l’aventure c’était là-bas, à Perth et au Western Australia qui se cherchait encore, dans ce monde minier en pleine évolution.

     Durant les quelques années qui suivirent je montais et redescendais du Pilbarra de nombreuses fois, il y avait du boulot partout pour qui voulait bien s’accrocher. Au bout d’un certain temps je connaissais la douzaine d’entreprises qui régnaient en maître sur le marché du travail dans la région et je n’avais jamais aucun problème pour repartir lorsque j’étais près. Je connaissais toutes les villes où ça bougeait, Newman, Paraburdoo, Tom Price, Wittenoon, Port Hedland, bien qu’étant à plusieurs centaines de kilomètres de Perth, était devenue pour moi la banlieue où j’allais travailler. Je travaillais en majorité dans les mines de fer comme chauffeur de camion, Haulpaks, bulldozers, chargeurs ou toute autre machine nécessitant d'être conduite. Je participais aussi à la construction de la voie ferrée “Tom Price - Port Hedland” et je travaillais même pour quelques semaines dans une mine d’or, au fond, conduisant un petit train à quelque mille mètres de profondeur. Je dois dire que je ne garde pas de très bons souvenirs de cette expérience, je ne restais pas très longtemps, j’aimais trop le soleil au-dessus de ma tête.

     À chaque retour sur Perth, je reprenais contact avec la civilisation et sans cesse j’essayais de nouvelles activités, avec plus ou moins de succès. C’est ainsi que je tentais ma chance en tant que vendeur, de porte-à-porte tout d’abord, puis dans une entreprise de rénovation de maison ancienne et même chauffeur-livreur-vendeur de Coca-Cola et autres boissons fraîches. Je me joignais aussi pour un temps très bref à une petite entreprise de nettoyage de bureaux, quand je dis très bref, je veux dire très bref, car après une paire d’heures sur le chantier, je décidais qu’il était temps de partir.  
     Un jour je rencontrais un genre d’homme d’affaires, un peu touche à tout, qui avait en main un magnifique échantillon de minerai de nickel, qu’il avait obtenu d’un jeune aborigène, qui lui avait expliqué le lieu d’origine de cet échantillon. Il réussit à me convaincre de l’accompagner à la recherche du gisement, je fournissais la Land Rover et il payait les frais. Après environ quinze jours de bourlingue dans des zones impossibles d’accès, nous découvrîmes finalement le lieu béni ou dormait notre future fortune, pour nous apercevoir avec dépit que ladite zone avait déjà était piquetée et enregistrée par un autre prospecteur, peut-être plus rapide ou plus chanceux que nous. Le jeune aborigène ne nous avait pas menti, mais nous arrivions trop tard.

     Une autre fois revenant vers Perth après plusieurs mois passés à Parabudoo où j’avais travaillé à la construction d’une route, je fus surpris par un fantastique orage aussi inhabituel que violent. Je réussis à garer la Land Rover sur un point haut où j’attendis la fin de la tourmente, après plusieurs heures de pluie diluvienne, le ciel se dégagea et ayant attendu un temps raisonnable pour que le terrain sèche un peu, je pus repartir. Je réussis à atteindre la piste et je repris la route en direction du sud jusqu'à ce que je rencontre la première rivière un peu importante qu’il me fallait traverser à gué. La pluie diluvienne de plusieurs heures avait probablement été encore plus violente en amont, la rivière charriait des millions de tonnes d’eau et était absolument infranchissable, à contrecœur je décidais de faire demi-tour, et j’eus la très mauvaise surprise de constater que la route vers le nord était aussi coupée par une autre rivière tout aussi enragée. J’étais bloqué entre les deux, il ne me restait qu’à attendre que le niveau des eaux baisse, chose qui pouvait prendre plusieurs jours, j’avais bien sûr un peu de vivres, mais il était évident que je ne pourrais pas tenir très longtemps. Par chance j’avais une carabine et le pays était soi-disant plein de kangourous, il me suffisait donc de chasser pour mon prochain déjeuner, je n’eus pas beaucoup de chance dans ma chasse, mais il faut bien survivre et si je ne réussis pas à trouver un kangourou, j’ai honte de l’avouer, mais je trouvais un troupeau de moutons ... Que le propriétaire me pardonne !


     Bien sûr je ne pourrais pas aller plus loin sans mentionner ce retour sur Perth en compagnie de Shorty. Une fois de plus je m’étais laissé convaincre par un beau parleur et au lieu de prendre l’avion pour retourner vers la civilisation, j’avais accepté d’accompagner mon ami Shorty, pour redescendre vers Perth par la route. Nous étions partis de très bonne heure, après quelques centaines de kilomètres Shorty décida de s’arrêter pour un casse-croûte sérieux sur une aire de pique-nique. Pendant que je m’occupais à ramasser du bois afin de faire un feu pour chauffer l’eau de la sacro-sainte tasse de thé, Shorty déballait nos provisions. Quelques minutes plus tard une autre voiture vint nous rejoindre sur l’aire de pique-nique et nous eurent la surprise de voir descendre de la dite voiture deux très jolies filles en short et tee-shirt léger, nous furent encore plus surpris lorsque nous virent qu’elles étaient accompagnées d’un petit garçon et d’une petite fille de trois ou quatre ans. Immédiatement Shorty les salua et commença son petit numéro de dragueur. Sans même leur donner le temps de déballer leur pique-nique il les invita à se joindre à nous, bien sûr elles acceptèrent comme si la chose était la plus naturelle du monde. Une heure plus tard nous étions les meilleurs amis du monde, elles s’appelaient Vicky et Marion, le petit garçon s’appelait Greg et la fillette répondait au joli nom de Chérie. Vicky était une jeune veuve ayant perdu son mari dans un accident de moto et Marion venait juste de divorcer. Un peu paumées après cette série d’épreuves, elles avaient décidé d’aller chercher l’oubli de leurs ennuis en faisant une immense balade tout autour du pays. Elles étaient sur les routes depuis près de trois mois et se félicitaient d’avoir entrepris ce voyage malgré les multiples problèmes causés par la présence des deux enfants.  Chérie était probablement la plus jolie petite fille du monde, blonde, yeux bleus pétillants de malice et un sourire permanent, en un seul regard elle avait conquis le vieux célibataire que j’étais, à la fin du repas je lui proposais de partager une orange avec moi, elle accepta et sans façon sauta sur mes genoux afin de recevoir de ma main sa part des quartiers. J’ignore si je lui rappelais le papa qu’elle venait de perdre ou si il y avait une autre raison, mais elle m’avait ‘’ adopté’’ presque instantanément. Le repas terminé nous repartîmes vers Perth ensemble. Nous campèrent cette nuit-là ensemble et reprirent la route le lendemain également ensemble, mais cette fois Chérie avait insisté pour voyager dans la même voiture que Shorty et moi.

     En début d’après-midi du troisième jour nous atteignirent Perth, toujours ensemble. Shorty et moi avions décidé de louer pour une courte durée un de ces appartements style-hôtel, complètement meublé. Bien sûr nous invitèrent Vicky et Marion à se joindre à nous et une fois de plus elles acceptèrent. Dire que nos intentions étaient purement amicales et que cette invitation ne cachait pas un secret espoir de relations un peu plus personnelles serait bien sûr mentir, mais quoi qu’il en soit, sur ce point nos espoirs furent déçus et ces relations restèrent on ne peut plus platoniques. Nous étions tous en vacances et durant les quinze jours qui suivirent nous profitèrent à fond de tout ce que Perth pouvait nous offrir : la plage et la mer, les parcs, les cinémas et autres spectacles et la nuit les boîtes ou les bars. Nous étions toujours ensemble et si nos relations avec Vicky et Marion restèrent strictement amicales, mes relations avec Chérie ressemblaient beaucoup plus à une relation papa/enfant qu’à autre chose, cette petite fille m’adorait sans limites et je lui rendais bien, nous étions toujours à jouer et à rire. Je lui apprenais à nager, nous courions dans les parcs comme deux gamins, nous allions nous balader ensemble, je la gâtais sans vergogne et ne lui refusais absolument rien.
     Tout cela dura une quinzaine de jours, et bien sûr tout cela devait avoir une fin, Vicky et Marion décidèrent qu’il était temps de rentrer au bercail. Elles ne voulaient pas traverser le désert du Nullabor en voiture, elles décidèrent d’embarquer leur voiture sur le train et de louer un compartiment pour les trois jours de voyage vers Adélaïde. Un beau matin je les accompagnais à la gare, je les aidais à charger la voiture sur le train et leurs bagages dans leur compartiment. Chérie bien sûr avait compris que nous passions nos dernières minutes ensemble, elle se cramponnait à mon cou comme un naufragé à une bouée. Très, très gentiment j’écartais ses bras, elle ne pleurait pas, mais son regard était d’une tristesse insondable, je la déposais dans les bras de sa maman, je murmurais un ‘’bon voyage, bonne chance’’ et très vite je m’éloignais dans la cohue du départ. Ce soir-là j’annonçais à Shorty que je repartais vers le Pilbarra et c’est aux commandes d’un énorme bulldozer que j’essayais d’oublier ce qui fut et reste mon premier chagrin d’amour...  Je ne t’ai jamais revue Chérie, qu’es-tu donc devenue?

     C’est à peu près à cette époque que je rencontrais Stephen. Stephen était un jeune australien, rêvant comme beaucoup d’autres de faire fortune, il avait pour atteindre ce but un plan qui somme toute ne paraissait pas stupide. Il avait dessiné les plans d’un mini  ‘’Hot Dog Stand’’, très petit et très compact, ce stand se pliait comme une valise légère et pouvait être transporté soit à la main, soit sur le porte-bagage d’un vélo ou d’une moto. Son idée était de faire fabriquer une grande quantité de ces minis stands, de les remettre à tout étudiant intéressé par la chose, ces étudiants lorsqu’ils auraient un peu de temps libre pourraient installer leur stand un peu partout en ville, aux coins des rues, près d’une piscine, sur une plage, etc., et inonderaient la ville de hot-dog à des prix défiant toute concurrence, le coût de la matière première étant très bas et en s’imaginant qu’avec ce système nous allions vendre un nombre incalculable de hot-dog, Stephen était convaincu que nous pourrions faire un bénéfice énorme. Il était tellement enthousiasmé par son idée, qu’il réussit à me convaincre et que j’acceptais de financer le premier de ces minis stands qu’il géra lui-même afin de bien étudier le marché. Disons que la chose ne fut pas le succès qu’il espérait, les Australiens préfèrent les crèmes glacées plutôt que les hot-dog et la ‘’Franco Australian Hot Dog Corporation’’ ne vit jamais le jour et le mini stand doit encore traîner sur le balcon de l’appartement où je  ‘’ l’oubliais’’ ne sachant quoi en faire.


     Durant tous ces voyages de bas en haut, et dans tous ces différents emplois, je rencontrais bien sûr, une multitude de gens de toute sorte. Si la plupart étaient tout simplement des travailleurs sacrifiant quelques années de leur vie pour une chance à un petit pécule, il faut bien le dire beaucoup de ces gens de rencontre étaient d’étranges caractères.

      Vous me direz peut-être qu'il y avait beaucoup de ces étranges caractères, c'est vrai, mais n'oublions pas que je concentre en quelques lignes, plusieurs années à travers le WA, n'oublions pas non plus que nous étions en mille neuf cent soixante-dix et en Australie. Le pays avait ouvert ses portes totalement à l’immigration et récupérait un nombre important de paumés et d'aventuriers. Ajoutons à cela que nous étions au Western Australia , dans des zones minières en pleine ouverture et expansion, dans des conditions de travail et de logement parfois très dures, conditions qui, bien sûr, n’attirent pas trop les bureaucrates et les amateurs de vie tranquille.
     Je me souviens de Wilky et Bradley, deux gosses de vingt ans, travaillant nuit et jour pour se payer tous les jouets nécessaires, voitures, motos, 4 x 4, carabines, etc. ne vivant que pour la vitesse, la chasse, la bière et les filles, considérant le territoire australien comme un immense terrain de jeu et le gendarme local comme l’ennemi numéro un.
     Je revois aussi ce grand dégingandé que nous appelions “ Le Belge “ grand et sec, avec l’allure d’un Don Quichotte moderne, il avait atterri en Australie après une période plus ou moins longue en tant que mercenaire au Congo et vivait dans un monde un peu à part, avec des manières, des valeurs et un sens des lois un peu personnels.
     N'oublions pas Lee Marvin, ce n’était pas son vrai nom bien sûr, mais je l'avais surnommé Lee Marvin, car il ressemblait étrangement au caractère que joue Lee Marvin dans le film " Paint your wagon”. Je crois qu'il était conscient de sa ressemblance avec l’acteur  et qu'il travaillait son look et exagérait sa ressemblance naturelle, mais, mis à part sa ressemblance physique, il ressemblait même au personnage, c’était un chercheur d’or obstiné, vivant dans un autre siècle, ayant pris part à toutes les ruées vers l’or de l’Australie depuis quelques quarante ans. Il travaillait encore à près de soixante ans au fond d’un puits et examinait chaque pierre comme s’il allait finalement découvrir la plus grosse pépite de l’histoire de l’humanité.
     Il y avait aussi Kio, une Japonaise, aussi japonaise que l’on puisse être. Elle était mariée à un Australien un peu bizarre, parlant peu, buvant beaucoup, il passait parfois des heures entières, le regard perdu dans l’espace, rêvant à Dieu sait quoi. Elle travaillait à Géralton, une masseuse kiné, qui s'était taillé une réputation de faiseuse de miracles et qui, si l’on croyait certains de ses patients, était capable par la magie de ses mains de redresser le dos d’un bossu. Ses clients venaient de très loin pour ses massages miraculeux, elle gagnait une fortune, qu’elle utilisait pour organiser des soirées fantastiques où l’on pouvait rencontrer la fine fleur de Géralton.
     Et puis, il y avait ces deux réfugiés politiques hongrois, George qui nous racontait sans arrêt son passé où il avait était pilote de chasse et Gerhard, de la haute noblesse de Budapest, déchu peut-être, mais il aurait préféré mourir de faim plutôt que d’accepter de faire un travail normal, la seule activité digne de lui étant de s’occuper de chevaux.
     Je me dois aussi de mentionner mon ami Frenchy, un malade bien sûr, parti de France en mille neuf cent quarante-six vers l'Indochine où il avait travaillé jusqu'à l'écroulement de l'empire colonial. Les vents l'avaient poussé vers l'Australie où il avait travaillé dans toutes les mines depuis quelque trente ans, attendant d'avoir un petit pécule suffisant pour pouvoir rentrer en France dignement. Il avait plusieurs centaines de milliers de dollars investis à droite ou à gauche, dans des maisons, des appartements ou des plantations de sapins, mais il ne pouvait jamais partir pour ces longues vacances dont il rêvait depuis près d’un demi-siècle, car il avait toujours quelque chose à finir de payer avant de pouvoir finalement partir se reposer. Il s’était taillé à Mount Newman Compagnie la réputation du meilleur chauffeur de pelle mécanique du monde, mais aussi la réputation du plus emmerdeur.
     Il y avait aussi Georges le pédé, un hercule qui n’était pas pédé, mais qui était tout de même pédé lorsque ça payait bien et son petit ami le curé, qui pria probablement pour ma mort lorsqu’il découvrit que je savais.
     Je me dois encore de mentionner Pierre P……, si on le croyait, son grand-père, de son vrai nom P….. Nowitch était colonel dans l’armée du Tsar et avait fui la Russie durant la révolution avec la caisse du régiment. Pierre avait travaillé à Paris comme photographe de mode, mais, avait tout laissé tomber, fuyant ce monde artificiel pour se retrouver en charge d’un rayon de vêtements féminins dans un grand magasin de Perth. Il disparut un beau jour, suite à une histoire de dette impayée et, à ce jour, je pense encore qu’il avait probablement quitté Paris pour la même raison et, quant à son histoire de colonel russe, je pense qu’elle était aussi fausse que son passé de photographe de mode.
     Robert et Richard aussi, deux très bons copains, Robert était en Australie à la recherche de lui-même, je crois, ou peut-être pour toute autre raison et quant à Richard l’Américain, je crois qu’il courait derrière sa jeunesse.
      Et une pensée aussi pour ce jeune français dont j'ai oublié le nom, un peu truand évidemment qui, par un beau soir se baladait dans la ville et qui était passé devant les pompes funèbres locales et qui avait eu la surprise de constater que les portes étaient entrouvertes. Il s'était arrêté, avait crié pour demander si tout allait bien et il était entré  pour constater que, sans le savoir, il avait interrompu un vol desdites pompes funèbres, en l'entendant approcher les voleurs avaient préféré s'enfuirent, abandonnant au milieu du plancher le coffre-fort qu'ils étaient en train de bricoler. Avec calme il avait continué le travail et avait réussi à ouvrir le coffre dans lequel il avait trouvé plusieurs centaines de bagues, bracelets et autres bijoux. Il avait fait main basse sur le lot et vivait depuis de la vente de son butin.

      Impossible bien sûr, de ne pas mentionner ce Canadien français dont je n’ai d’ailleurs jamais su le nom, puisque je ne le connaissais que sous le surnom qu’il s’était lui-même donné  ‘’Le roi de la marche’. Si j’en crois les histoires qu’il aimait raconter, il était originaire de Québec, il avait un peu plus de vingt ans lorsque le gouvernement canadien avait décidé d’expédier en Angleterre un contingent important de soldats afin de participer aux combats contre Hitler. Il avait participé au débarquement en Normandie et sa section avait fait partie des forces les plus avancées durant la bataille pour la reconquête de la France. Il semblerait qu’un jour, sa section reçut l’ordre de s’enfoncer en avant du gros des troupes, afin de protéger un pont que les Allemands risquaient de détruire. Le camion qui les conduisait vers ce pont tomba en panne, mais le lieutenant donna l’ordre de continuer à pieds, après plusieurs heures de course et de marche forcée ils arrivèrent à temps pour stopper la destruction du pont. Le lieutenant fut fait capitaine et toute la section fut décorée pour héroïsme et cela aurait dû être la fin de l’histoire. Mais, la guerre finie, notre héros Québécois rentra au Canada où il raconta son exploit au bar du coin, il raconta son exploit tellement souvent que plusieurs de ses amis agacés de l’entendre raconter encore et encore qu’il était le meilleur marcheur du monde, lui jetèrent un soir un défi  ‘’puisqu’il était si bon marcheur pourquoi ne ferait-il pas a pieds la traversée du Canada de Québec à Vancouver’’ ?

     Depuis son retour de la guerre notre champion de la marche avait rejoint sans enthousiasme le business familial et travaillait avec son père aux pompes funèbres de la ville. Pour tout dire il s’ennuyait à mourir et sur un coup de tête décida de relever le défi. Il emprunta à la réserve paternelle un cercueil qu’il installa sur quatre roues de vélo, dans le cercueil il chargea quelques vivres et quelques vêtements et informa à qui voulait l’entendre qu’il pourrait y dormir tranquillement puisqu’il lui suffirait de fermer le couvercle pour être au chaud et à l’abri de la pluie. Puis, un beau matin, en présence de la presse locale et de ses amis de bar, traînant derrière lui son étrange caravane, il partit en direction de Vancouver. La ballade dura plusieurs mois. Parfois il s’arrêtait dans une petite ville, au coin d’une rue. Bien sûr son étrange équipage attirait très vite l’attention des badauds, auxquels il montrait les coupures de journaux et à qui il racontait son histoire sans oublier de faire circuler son chapeau où tout un chacun laissait tomber un nickel, une dime ou un quarter et même parfois un dollar. Arrivé à Vancouver, il fit la Une des journaux et de la Télé, un de ces journaux en mal de copie suggéra qu’après la traversée du Canada il pourrait maintenant s’attaquer a la traversée des États-Unis.

     Durant ces longs mois de marche à travers le Canada, notre marcheur s’était rendu compte qu’il aimait vraiment ce genre de vie, il était dans une forme exceptionnelle, il n’avait aucun souci, de plus il n’avait aucun problème pour assurer sa subsistance puisque son cercueil, ses histoires et sa ‘’façon de’’ lui valaient très souvent un chapeau plein de piécettes et après tout, cela valait mieux que les pompes funèbres paternelles et c’est ainsi qu’il décida de partir vers Dallas au Texas. Cela faisait maintenant une trentaine d’années qu’il marchait autour de monde, après le Texas il était passé en Amérique du Sud et était descendu jusqu'à la Terre de Feu. Il avait même réussi à obtenir un visa pour la Chine où il avait refait la route de Mao et de sa longue marche. Il avait traîné son cercueil un peu partout dans le monde, l’intérieur du couvercle était couvert de photos et d’articles de journaux dans une douzaine de langages différents. Je le rencontrais un peu par hasard devant le bureau de poste de Perth, il arrivait de Sydney, à pieds bien entendu et avait traversé le Nullarbor désert. Il avait une fois de plus fait la Une du journal et il faisait tranquillement la manche au coin de la rue attirant une multitude de badauds et remplissant son chapeau de pièces et billets. Il m’expliqua qu’il avait besoin de beaucoup d’argent, car il voulait s’acheter un billet de bateau pour l’Afrique du Sud et, de là, il avait l’intention de marcher à travers le continent Africain, afin de se rendre en Europe pour voir les Jeux olympiques de Munich quelque trois ou quatre ans plus tard. Apparemment il réussit à gagner son budget, car un beau matin il avait disparu de son coin de rue, j’assume qu’il atteignit l’Afrique du Sud, mais, quant à savoir s’il traversa le continent noir et atteignit l’Allemagne, je l’ignore totalement, il me semble me rappeler qu’il y avait plusieurs révolutions et bagarres à travers le continent  à l’époque.
     Et puisque nous parlons de grand voyageur, un petit mot vite fait au sujet de Bill, l’Américain et de sa Harley Davidson. Sa machine était garée devant un hôtel et avait attiré mon attention et c’est ainsi que je fis sa connaissance, il était originaire d’une petite ville du Midwest américain, pharmacien de son état, il avait épousé une des étudiantes rencontrées à l’université, ensemble ils avaient ouvert une pharmacie dans sa ville natale et avaient vécu une vie absolument banale et sans histoire. Il avait près de la soixantaine lorsque son épouse avait succombé à une crise cardiaque foudroyante, d’un coup sa vie lui avait paru fade et sans intérêt, il avait liquidé son affaire, avait acheté une Harley et depuis près de dix ans il parcourait la terre, lui aussi arrivait de Sydney et avait traversé le Nullarbor désert, mais je dois dire que je préférais son style plutôt que celui de notre roi de la marche.       
    

     Avant de terminer, je me dois de parler de Catherine, une Française, elle avait débarqué en Australie avec un peu d’argent qu’elle avait investi dans un petit “Milk Bar “ qui était devenu le point de ralliement de tous les Français un peu paumés de Perth, très gentille et très sympa, j’avais beaucoup d’affection pour elle et je passais beaucoup d’heures dans son petit bar. 
     Beaucoup d’autres biens sûr, dont j’ai oublié le nom et le visage, comme j’ai oublié aussi nombre de déboires, nombre de bons ou de mauvais moments qui me reviendront peut-être un jour... mais qui sait ... ce sera peut-être  une autre histoire.
 

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