dimanche 21 janvier 2024

33 Mosquito city

                               Mosquitos city

     Cette fois j’étais vraiment dans un coin paumé, plus paumé n’était simplement pas possible, j’étais perdu au fond de l’Amazone, en pleine forêt, aucune ville a des kilomètres a la ronde et pas même un petit village de natifs à proximité. Notre seule compagnie, les seuls autres êtres vivants dans le coin, semblaient être quelques billions de moustiques. D’ailleurs, le coin était tellement perdu qu’il n’avait pas de nom, car avant notre arrivée, il n’y avait là qu'une minuscule petite clairière perdue au milieu de la forêt amazonienne, et pour le moment nous l’appelions donc tout simplement, le camp secondaire.
     Nous étions en Équateur, dans la région de Coca, dans le bassin de la rivière Napo, mais nous n’étions même pas près de ce grand cours d’eau, mais tout près de l’un de ses minuscules affluents dont j’ai oublié le nom et qui n’était navigable que par les longues pirogues locales. Tout bateau un peu gros, avec un tirant d’eau un peu important ne pouvait en aucun cas venir jusqu’à nous, sauf au moment de très fortes pluies. Je ne pense même pas être capable de pointer notre position sur une carte, mais je me souviens que nous n’étions pas très loin de la frontière colombienne et de ses milliers de guérilleros, chose qui bien sûr ne m’enchantait pas outre mesure. Bien sûr le chef m’avait expliqué en long et en large qu’il n’y avait absolument aucun danger, le coin était tellement paumé que même les guérilleros ne savaient pas ou nous étions, de plus nous n’allions rester là que pour un temps extrêmement bref et enfin c’est bien connus les guérilleros ne kidnappent que les ricains, pas les Français, donc aucun risque … surtout pour lui qui était loin d’ici.
     Là encore tout avait commencé de la manière la plus banale du monde, un contrat important pas très loin de Coca. Ce contrat marchait bien, après un démarrage un peu lent, comme toujours nous avions attrapé la cadence et la production était bonne, le client était enchanté et un client enchanté nous donne toujours des chefs heureux de vivre, ce qui bien sûr rend la vie de tout un chacun beaucoup plus agréable.
     La chose marchait même tellement bien, que le client se rendit compte que le travail allait lui couter moins cher que prévu et qu’il allait donc lui restait un peu d’argent sur le  budget prévu. En fonction de quoi, il fut décidé de profiter du fait que la mission était déjà sur place et d’aller explorer une petite zone a la limite du bloc sismique ou les ingénieurs pensaient qu’il y avait des possibilités d’huile en profondeur. Le budget étant limité, ce ne serait bien sûr qu’un tout petit programme afin d’avoir une idée du sous-sol, quelques deux ou trois semaines d’opérations pas plus.
     Bref, après mure réflexion et de nombreux palabres, j’avais été élu volontaire. Etant donné que tout marchait a peu près bien au camp de base, j’avais laissé en charge du garage Rodrigo et a la tête d’une petite équipe, je m’étais enfoncé dans la jungle, a la recherche d’un endroit, à proximité d’un cours d’eau et le plus près possible de la zone a exploré ou il serait possible de construire une mini base nous permettant de travailler quelques deux ou trois semaines. Par chance j’avais avec moi un topographe local connaissant bien la région et son travail, il repéra sans aucun problème le bon cours d’eau que nous remontèrent pour une paire de jours et nous découvrirent cette minuscule clairière presque juste là où il fallait.
     À partir de là, la chose était facile, mon équipe d’Équatorien connaissait bien son boulot. Très rapidement la clairière fut agrandie, quelques tentes installées, une baraque en planche fut construite, une zone d’atterrissage hélico fut créé, deux ou trois petits générateurs furent mis en route et en une dizaine de jours nous avions un petit camp opérationnel et prés a recevoir hélicos et matériel. Bien sûr la popote et les toilettes étaient des plus rustiques, mais comme je l’ai dit nous n’étions ici que pour une période très brève.
     Le coin aurait même était plutôt agréable, au bord de ce petit cours d’eau dans la verdure et le calme de la forêt s’il n’y avait pas eu les moustiques. Nous étions envahis par une multitude de ces petits monstres qui ne nous laisser jamais en paix. Le personnel local, plus ou moins habitué a ce fléau arrivait a les supporter tant bien que mal, mais le Français que j’étais souffrait mille morts. Je devenais dingue, le seul endroit où j’arrivais a leur échappait était le petit bureau de planche ou nous avions installé un air conditionné réglé au maximum et ou le froid maintenait les suceurs de sang dehors, je m’y réfugiais aussi souvent que je pouvais, mais ma vie était tout de même un enfer.
     Quelque jours plus tard, le chef vint nous rendre visite par hélicoptère et fut très heureux de constater que nous étions prés a recevoir les quelques équipes qui allait accomplir ce petit travail. Il ne s’attarda pas trop, mais resta juste assez longtemps pour apprécier nos compagnons les moustiques, juste avant de s’embarquer sur l’hélicoptère pour repartir vers le camp de base il remarqua un panneau qui annonçait au monde le nom de notre petit coin de paradis “ Mosquitos city “ . Il ne m’interrogea pas sur la raison de ce joli nom, mais avant de s’embarquer il me promit de me faire parvenir une caisse de produit anti moustiques, plus ou moins efficace bien sûr, mais meilleurs que rien, en quelques heures, il avait compris.
     Le lendemain les premières équipes commencèrent d’arriver par pirogue ou hélicos. Je les expédiais le plus rapidement possible sur le terrain, là où le topographe avait décidé de les placer. Les hélicos faisaient de multiples aller-retour vers le camp de base ou vers la forêt et notre petit camp si tranquille hier était devenue une ruche vibrante d’activités. J’en arrivais a oublié les moustiques, allant sans arrêt d’un point a un autre, organisant cette multitude de mouvements et m’assurant que chaque équipe partait avec tout le matériel, vivres et équipement nécessaire. Je ne passais que très peu de temps dans la baraque de bois, sauf pour les indispensables échanges d’ordres, d’instructions ou réclamations a la radio, sans cesse prêt a résoudre un petit ou gros problème avant qu’il ne dégénère. Cela ne dura que deux jours, puis toutes les équipes étant en place le petit camp retrouva son calme et j’eus de nouveau le temps de me gifler à longueur de journée dans l’espoir de massacrer mes amis les moustiques 
     La semaine qui suivi fut des plus tranquilles, quelque vols d’hélicos afin d’envoyer un peu de ravitaillement aux équipes, quelques pannes bien sûr, mais la vie avait repris son train train habituel. Tout était calme, probablement trop calme et peut être est-ce pour cela, que même aujourd’hui, tant d’années plus tard je me souviens encore de cette petite fille.
     Il était peut être deux heures de l’après-midi, et je m’étais installés dans la baraque en bois, au frais et loin des moustiques pour remplir quelques papiers sans importance et écoutant distraitement la radio, lorsqu’un de nos employés vint me signaler qu’on me réclamé a l’embarcadère. À la fois ennuyé d’être dérangé et heureux d’avoir une excuse pour m’éloigner du bureau, je le suivis et ce jour-là, j'eus la surprise de rencontrer pour la première fois le professeur Laverne, son épouse et sa fille. Ils avaient tiré sur la petite plage, le long de nos grandes pirogues une petite canohae de fabrication indienne minuscule, déchargée de ladite embarcation une paire de sacs a dos et debout sous le soleil, ils m’attendaient.
     Le professeur, haut diplômé de quelque université en anthropologie ou en je ne sais plus quoi et son épouse, elle aussi diplômé de la même école et dans la même anthropologie, se présentèrent très simplement. Lui, un peu plus de la trentaine, grand, blond, yeux bleus, barbu, bronzé, solide et costaud, vêtu d’un short et d’une chemise kaki, en bref, l’aventurier de cinéma avec la panoplie complète. Son épouse, la trentaine peut être, brunette, plutôt jolie, elle aussi très bronzée, vêtue d’une chemise multicolore, d’un vieux jeans coupé au-dessus du genou pour en faire un short et un foulard de toile rouge retenant ses cheveux sur la nuque. Leur petite fille, debout sur un pied dans le sable, légèrement en arrière du professeur, l’air un peu timide, elle aussi très bronzée, presque brûlée par le soleil et vêtus comme sa maman d’une chemise et d’un vieux jeans coupé.
     Je dois avouer que leur présence sur notre petite plage a des milliers de km de la civilisation me surpris beaucoup, surtout la présence de la petite fille, qu’est-ce qu’ils pouvaient bien fichent ici tous les trois. Brièvement le professeur m’expliqua qu’ils étaient Français et qu’ayant entendue dire par les Indiens qu’une compagnie française travaillait dans la région ils s’étaient permis de venir nous déranger. Ils étaient anthropologistes, ils étaient venus ici pour étudier les mœurs et coutumes de tribus indiennes en voie de disparition, ils retournaient maintenant vers la civilisation et ils aimeraient s’arrêter quelques heures ou peut-être plus pour un peu de repos, la chance d’une douche, un bon coin pour dormir, etc., etc.
     Il est évident que je ne refuse pas, au contraire, je les accueille le mieux possible, je les conduis moi-même a une tente ou ils pourront passer l’après-midi tranquille, je leur fais porter des rafraîchissements et les invite a se joindre a moi pour le repas du soir, compliment de la compagnie.
     J’informe le cuistot que se soir nous aurons “du monde a diner” et je lui demande de faire l’impossible et même peut être un peu plus afin d’offrir a nos invités un repas de grande classe. J’ai conscience que ses moyens sont plutôt réduits, mais il a de bon stock et je le sais capable de faire des miracles lorsqu’il est motivé, puis je fouille dans ma caisse personnelle et j’y déniche une bouteille de Whisky et une bouteille de vin chilien et au coucher du soleil nous nous réfugions dans la baraque en bois, au frais et loin des moustiques. Le cuistot s’est surpassé et il nous sert un rôti plus que correct. Et là, au court d’une conversion très animée, j’ai un peu plus de détails sur leur présence ici. Papa et maman sont donc de jeunes scientifiques passionnés par leur sujet, l’anthropologie, ils se sont rencontrés a l’école, ont étudiés ensemble, travaillés ensemble et partagent la même ambition “découvrir, étudier, écrire au sujet d’un peuple plus ou moins inconnu, publier un livre et faire découvrir ce peuple au monde entier”. Bref un projet et un rêve somme toute raisonnable et sérieux et convenant très bien a un couple de jeunes gens intelligents. Ils ont réussi à trouver un sponsor qui a accepté de financer leur petite expédition et ont décidé de rechercher la jungle amazonienne à la recherche de leur peuple inconnu. Pour ce qui est de la fillette, elle n’a qu’une douzaine d’années, mais maman explique qu’ils ont pensé que ce serait la une très intéressante expérience pour elle. Qu’elle pourrait découvrir un aspect de la vie extraordinaire, rencontré a un âge ou les autres fillettes jouent encore a la poupée une civilisation totalement différente, exploré la forêt et un monde nouveau. Ils se sont laissé convaincre que la jungle n’est plus aussi dangereuse qu’on veut bien le dire et ils ont donc décidé d’amener l’enfant avec eux. Maman se laisse prendre par son sujet, s’enthousiasme peut être un peu trop, essaye de me convaincre et me laisse avec l’impression que tout simplement, ils n’avaient nulle part ou laissé l’enfant et qu’ils ont décidé de suivre leur rêve malgré tout et d’amener la petite avec eux.
     Il y a environ six mois, sous la conduite d’un guide ils se sont enfoncé dans la forêt, ont rejoint des tribus indigènes plus ou moins sauvages et plus ou moins inconnues. Ils se sont arrêtés, ils ont vécus et partagés la vie de ces tribus, étudiant leur territoire, leur manière de vivre, leur langage, leurs habitudes et cette multitude de choses que les scientifiques trouvent intéressantes. La petite fille a suivi, crânement, bravement, elle a découvert de nouveaux amis, de nouvelles habitudes, des enfants si différents d’elle, elle a découvert la forêt, ses dangers et ses pièges et elle est maintenant certainement plus a l’aise ici que dans les rues de sa ville natale. Mais on voit qu’elle est fatiguée, très calme et un peu triste, qu’elle aimerait peut-être pouvoir s’arrêter pour longtemps et simplement s’amuser.
     Je la dévisage gentiment, curieusement, je me pose des questions à son sujet, sous ce calme et cette timidité elle a pourtant l’air en bonne santé et quoi qu’on puisse dire elle a vraiment bon appétit. Mais je suppose qu’après plusieurs mois à manger fruits et racines, poissons et légumes sauvages, un rôti bien cuit doit avoir l’air d’un repas de Noël. Peut-être, est-elle tout simplement trop occupée à profiter de cet excellent repas pour avoir le temps de parler.
     Une des règles de base de la compagnie est de bien nourrir son personnel et il y a toujours quelqu’un, quelque part dont le boulot est de s’occuper du ravitaillement et qui souvent se fera un point d’honneur a nous faire parvenir, même au fin fond de la forêt ou du désert une nourriture abondante et varié et qui chaque fois qu’il le pourra essayera de nous mettre la petite touche française sous forme de fromages, pâté ou autres petits trucs bien de chez nous. L’hélico étant venu hier nos réserves sont bien fournies et après le rôti apparaît sur la table un plateau de fromages. Rien de bien glorieux bien sûr, juste un peu de camembert et je ne sais quoi d’autre que l’acheteur a réussi a trouvé dans quelque magasin de la capitale. D’un coup le visage de la fillette semble se transformer, ses yeux se mettent à briller, elle frétille sur sa chaise, elle dévore du regard ce plateau de fromages, on sent qu’elle veut tendre la main et s’en saisir, elle se tourne vers sa mère.
“Maman, t’as vu, ils ont du fromage, du fromage, du vrai fromage “
     J’attrape l’assiette, je la laisse choisir, je lui coupe une généreuse portion, elle saisit ce fromage entre deux doigts, le porte a la bouche et le mange lentement, savourant ce gout depuis longtemps oublié, presque religieusement, avec ce respect pour la nourriture que seul connaisse les gens qui en ont manqué. Elle termine l’énorme morceau puis après un regard a sa mère, elle s’adresse de nouveau à moi et timidement en réclame un peu plus. Bien sur, évidemment, aucun problème autant que tu en veux fillette.
     Ils passèrent une paire de jours avec nous, j’appris a connaitre cette petite fille, je lui fis visiter notre petit camp, je lui expliquai le travail que nous faisions et pourquoi nous étions ici si loin du monde. J’avais le temps, elle aussi bien sûr, nous parlions de mille choses, presque comme “entre adultes” et puis finalement ils s’embarquèrent sur un de nos hélicos qui les ramena au camp de base et de là je suppose qu’ils retrouvèrent le chemin de la civilisation et un vol qui les ramena vers Paris. Deux ou trois semaines plus tard, je reçus un courrier du professeur me remerciant de mon charmant accueil et de ma gentillesse vis-à-vis de sa petite fille. Et je n’entendis plus jamais parler d’eux
     Les années ont passé, et je dois avouer que je ne pensais pas souvent au professeur Laverne et à sa famille, son souvenir a presque disparu de ma mémoire et je me souviens à peine à quoi ils ressemblaient. Quoi qu’il en soit, après l’Équateur, il y eut un grand nombre d’autres missions et d’autres pays et comme tout un chacun je vieillis et par un beau matin je découvris que les temps de la bourlingue étaient finis et que j’étais maintenant a la retraite. Retraite que j’occupe entre le jardin et le gazon, mes arbres que j’aime à regarder grandir, mes quelques fruitiers et bien sûr la famille et aussi a une vieille passion “ LA LECTURE “…..Je lis tout ce que je peux attraper, le journal, des magazines, des livres, tout et n’importe quoi, et ceci est la raison qui fait qu’aujourd’hui j’écris ces lignes.
        Hier, à la librairie, je suis tombé par hasard sur un livre d’anthropologie, flambant neuf, je ne vais pas vous donner des détails, y a rien d’intéressant là-dedans, juste pour les passionnés qui croient qu’il faut faire ceci ou cela pour protéger des civilisations comme ceci ou cela. Mais je vais tout de même vous dire que le livre est écrit par le professeur Laverne… non pas le vieux professeur Laverne, qui vers la fin des années quatre-vingt recherchait la forêt amazonienne… non pas non plus par sa femme qui l’accompagnait dans toutes ses expéditions, non… le livre est écrit par sa fille, le nouveau professeur Laverne, qui accompagnait ses parents déjà lorsqu’elle n’avait que onze ou douze ans et qui a dédié son bouquin  a “ un monsieur très gentil qui avait partagé son fromage avec elle “, il y a longtemps, bien longtemps, là-bas a “Mosquitos city

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire